Bien à gauche de House of Cards et à droite de Borgen, bien après The West Wing et en dessous de Show me a Hero, Baron noir s′est fait une place au sein des séries politiques.
La deuxième saison est achevée, la troisième se prépare et l′on s′est maintenant familiarisé avec le personnage formidablement interprété par Kad Merad, Philippe Rickwaert, député-maire de Dunkerque, grande gueule portée par sa soif de revanche sociale, tacticien et manipulateur hors pair, ne reculant devant aucun coup tordu ni détournement de fonds, mais obsessionnellement fidèle à son idéal : l′Union de la Gauche. Parti ouvrier, il est député et conseiller de campagne du candidat socialiste à la présidentielle, Francis Laugier (Niels Arestrup), plus mitterrandien que l’original.
Laugier l′emporte mais la Droite a tiré une dernière cartouche qui sera fatale à Rickwaert. Ainsi, à peine arrivé au sommet, Rickwaert entame une chute irrépressible sur fond de détournement de fonds de l′office d′HLM de Dunkerque. Ses ennemis sont trop nombreux, ses rivaux sont aux anges et le président le lâche, pas mécontent de s′en débarrasser. Rickwaert en sait trop et il est trop à Gauche, pas assez policé pour évoluer dans les demi-teintes feutrées de l′Elysée. Dès lors, la guerre entre les deux hommes ne connaitra plus de trêve et c′est une femme qui dégustera les marrons en devenant la première présidente de la République : Amélie Dorendeu (Anna Mouglalis).
On craignait une nouvelle caricature du Nord à la façon du très pénible Petit Quinquin. Terrils, misère sexuelle, chômage, corons. Il n′en est rien. Le Nord et plus exactement Dunkerque est au contraire un espace ouvert sur le large où les personnages retrouvent un horizon sans lequel leur réalité s′effriterait.
On a aussi immédiatement cherché quel pouvait-être le modèle de Rickwaert. Cela aurait pu être Jean-Pierre Kucheida, le « baron de Liévin », condamné en 2011 dans l′affaire de la Soginorpa, mais tous les regards se sont tournés vers Julien Dray pour lequel l′un des scénaristes travailla autrefois et qui ne semble pas mécontent de cette reconnaissance. Si, il y a bien du Dray dans le personnage, d’autres traits sont empruntés ailleurs comme cette intervention en bleu de travail à l’Assemblée nationale empruntée au député communiste Patrice Carvalho en 1977.
Quoiqu′il en soit, ce feuilleton a des airs de familiarité pour les électeurs d’un pays coutumier des luttes fratricides au sein des partis politiques, Parti Socialiste en tête. Mais au-delà des rivalités dans la course au pouvoir, une ligne de fracture décisive apparaît bientôt qui se développe au cours de la seconde saison, c′est celle qui scinde un socialisme populaire, ancré dans la réalité sociale, d′un social-libéralisme technocratique, issu des grandes écoles. Gérard Filoche d′un côté et Dominique Strauss-Kahn de l′autre, pour faire court. Une partie de l′aile gauche du parti décroche et rejoint Mélenchon, ou du moins celui qui l′incarne, tandis que l′aile droite se macronise à la vitesse de la lumière. Produite durant la dernière élection présidentielle, la seconde saison colle à cette évolution qui nous a mené à la situation politique actuelle mais bien au-delà, ce sont tous les évènements des deux saisons dont on pourrait trouver le modèle dans la réalité des dernières décennies. Claude Askolovitch en a dressé une vertigineuse liste dans son article de Slate. Vertigineuse au sens où la duplication du réel crée un effet de miroir particulièrement troublant.
Néanmoins, le PS, aussi décortiqué soit-il, ne compose pas l′ensemble du paysage politique français, fort heureusement. Dans cette série, les autres composantes de l′éventail politique ne bénéficient pas, hélas, de la même empathie de la part des scénaristes. Mélenchon est caricaturé sous les traits d′un Vidal mi-félin mi-reptilien, le PCF est totalement absent, le NPA encore plus, la Droite se limite à un ex-président et son conseiller, tous les deux aussi brutaux et parfaitement dépourvus de morale, voire de talent. La presse est représentée par les journalistes vedettes des principales chaînes de télévision dans leur propre rôle. Les syndicats sont réduits à la seule CFDT, qui joue le rôle de supplétive du PS. Le portrait n′est pas faux, il oublie seulement la CGT, SUD, FO, la FSU, l’UNSA et quantité d′autres organisations. Le seul adversaire digne de ce nom, l′épouvantail sans cesse brandi, c′est le Front National. Son représentant, aperçu de temps à autre, est le seul a mener une action politique qui ne se réduise pas à des coups de poignards derrière des rideaux de velours. Reliquat de la tactique imputée à Mitterrand d′avoir fait « monter » le FN pour y dynamiter la Droite ou bien, plus vraisemblablement, vision politique des auteurs ? On ne sait plus, bientôt, à quel point le feuilleton décrit une histoire politique et à quel point il y adhère. Le FN est en droit de crier à l′UMPS.
Tout cela conforte l′impression d′un point de vue interne au PS. S′il y avait un narrateur, il serait sympathisant ou militant du PS. On trouve toutes les excuses à Rickwaert, malhonnête pour la bonne cause, prolo sacrifié par l′élite, bonimenteur auquel personne ne trouve à répondre, homme de foi dans une classe politique sans âme. Et ce n′est pas celle qui succède à Laugier en s′appuyant sur Rickwaert qui corrige ce strabisme. Froide, distante, technocrate jusqu′au bout des ongles, elle évolue dans un monde d′hommes dont elle adopte sans rechigner la brutalité. Attitude qu’elle assume et énonce clairement lorsqu′elle doit dompter un premier ministre réticent.
Les femmes sont peu nombreuses dans Baron Noir. Trois pour tout dire, si l′on excepte Salomé, la fille de Rickvaert. Sur ces trois femmes, l′une se suicide politiquement en cédant aux sirènes de Vidal, une autre parvient à conserver une place de second couteau, honnête, certes, mais grande influence, quant à la troisième, comme on l′a dit, elle finit présidente. Si toutes gardent les mains propres, contrairement aux hommes, toutes, aussi, se conforment au moule. N′y-a-t′il qu′une façon de faire de la politique, c′est à dire comme en font les hommes depuis toujours ? Les innombrables références de Rickwaert à l′anatomie virile ne sont pas là pour dissiper le doute. L′aveu de la présidente Aurélie Dorendeu confirme l′hypothèse de cet archaïsme de la vie politique française. Le pouvoir est maudit, disait-on, du temps de Louise Michel.
Toutes additions faites, Baron Noir, cette chronique de la décomposition du Parti Socialiste, a été écrite indubitablement par des hommes indubitablement socialistes, et ça se voit. Est-ce un mal ? Oui et non. Non, parce que c′est sans doute grâce à cette proximité avec leur sujet qu′ils nous dessinent un réseau de rapports humains et une galerie de portraits réussis. Oui parce que c′est sans doute en raison de cette proximité qu′ils manquent la transsubstantiation de leur histoire en tragédie. Baron noir reste une tragicomédie, à la manière française. Shakespeare, il est vrai, était anglais.
Baron noir est un feuilleton créé par Eric Benzekri et Jean-Baptiste Delafon, réalisée par Ziad Doueiri et diffusé sur Canal+ depuis. Il est interprété notamment par : Kad Merad, Niels Arestrup, Anna Mouglalis, Astrid Whettnall, Hugo Becker, Scali Delpeyrat, Jean-Pierre Martins, Lubna Gourion, Philippe Résimont, François Morel, Pascal Elbé, Michel Muller, Xavier Matthieu…
bravo Alain pour cette lecture précise et argumentée
le Baron Noir fera-t-il des petits partout sur les territoires français, seule issue possible au néolibéralisme mondialisé
bise
Richard
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