Pourquoi L’Opéra, le feuilleton (1) d’OCS annoncé comme un chef d’œuvre, ne parvient-il pas à nous captiver ? Pourquoi s’ennuie-t-on devant une histoire qui jouit de tous les moyens nécessaires, d’un cadre idéal et de bons acteurs ? Pourquoi depuis si longtemps la production française ne provoque-t-elle plus l’enchantement collectif des feuilletons de l’ORTF d’il y a plus de 50 ans ? Que lui manque-t-il donc ?
Répondre à ces questions qui, en réalité, ne font qu’une, reviendrait à expliquer le mal dont souffre une production sérielle française qui, à de très rares exceptions près, échoue à nous enthousiasmer autant que ce qui nous vient des pays nordiques, des îles britanniques, des USA, parfois d’Espagne, d’Italie voire de Turquie pour ne prendre que le plus accessible en France.

France TV titre : « L’Opéra » : une série qui sublime le palais Garnier et ses danseurs et le Figaro : L’Opéra sur OCS : une série remarquable dans les coulisses du Palais Garnier. Sud Ouest parle d’une série « brillante et passionnante ». Cécile Ducrocq, la créatrice, a déjà à son actif plusieurs épisodes de Dix pour cent et du Bureau des Légendes, références incontournables du réveil national. Cet état de services permet à la presse de présenter L’Opéra comme le prolongement des deux autres séries : « Vous avez aimé Dix pour cent, la série qui racontait la vie d’une agence artistique d’acteurs ou Le Bureau des légendes sur celle d’un service d’agents du renseignement, alors vous aimerez certainement L’Opéra, qui se plonge dans les coulisses de l’Opéra de Paris en 8 épisodes (..) » écrit Radio Classique.
Certes, la titulaire du rôle principal, Ariane Labed, a été sacrée meilleure actrice au festival Seriemania de Lille, le festival des séries télévisées qui veut ressembler à un grand festival de cinéma. On ne peut, non plus, remettre en cause le formidable travail accompli par les acteurs-danseurs, leurs doublures, les chorégraphes, cadreurs et monteurs afin de donner l’illusion parfaite des répétitions et des spectacles d’une grande troupe. Alors pourquoi s’ennuie-t-on en dépit de toutes ces annonces et des qualités évidentes de la réalisation ? Pour être juste, certains moments nous emportent à la faveur d’un suspens et l’on se surprend à oublier que l’on est devant sa télévision à regarder une série télévisée française. Hélas, ils ne durent jamais assez longtemps, la tension retombe et l’on retrouve vite une routine trop reconnaissable.

Cette routine, ou plutôt cette impression de routine, est indubitablement liée au jeu des acteurs, donc à la mise en scène et aux dialogues. On ressent, peut-être à tort, une crainte d’en faire trop, une frilosité, un souci de la bienséance – que sais-je ? – qui a certainement un rapport avec ce qui se passe par exemple avec les accents.
Je m’explique : dans la plus ancienne sitcom et la plus regardée, Plus belle la vie, qui est tournée et se déroule à Marseille, aucun personnage n’a l’accent marseillais. Pourquoi ? Pour ne pas paraître ridicule aux oreilles du reste du pays. Est-ce que les films de Pagnol sont ridicules ? Non, bien évidemment. Est-ce que l’accent du personnage de Lacombe Lucien de Louis Malle en fait un personnage comique ? Bien au contraire. En revanche, quand il s’agit d’une satire telle que Le p’tit Quinquin, où la plupart des personnages jouent les idiots, on les laisse volontiers user de leur accent nordiste. La glottophobie est une discrimination sociale féroce.
Dans le même ordre d’idées, on a le sentiment qu’au contraire de leurs collègues américains ou britanniques, les acteurs français restent prudents vis-à-vis de ce qui pourrait donner une matière à la langue comme, d’une façon générale, à leur expressivité. Il faut un acteur comme Kad Merad, venu du comique, pour ne pas hésiter à en faire trop – c’est-à-dire suffisamment – dans Baron Noir. En ce qui concerne L’Opéra, la réserve est de rigueur, on est aux antipodes du jeu « organique » à la Strasberg qui exige de l’acteur un investissement physique et sensoriel intense et dont une Kate Winslet dans Mare of Easttown faisait récemment une démonstration exceptionnelle.

À l’excessive sobriété de nos acteurs et metteurs en scène s’ajoute sans doute aussi un problème de définition des rôles. Zoé, l’héroïne, reste rivée à son personnage en butte à l’adversité, toujours raidie dans l’attente du coup à donner ou à recevoir. La première impression que l’on a d’elle, lorsqu’on la voit se soûler dans les bars, collectionner les amants de passage, fumer et arriver au travail en triste état ne correspond pas à l’image que l’on se fait ordinairement d’une danseuse étoile de l’Opéra de Paris. La première erreur est sans doute là. Il est inévitable, dès lors que l’on présente un personnage pratiquant telle profession ou affligé de tel caractère de se confronter avec l’image qu’en ont communément les spectateurs, aussi galvaudée soit-elle. Il aurait été plus vraisemblable à nos yeux de voir Zoé dissimuler son alcoolisme, boire en cachette, avec une culpabilité qui aurait à la fois crédibilisé et complexifié le personnage, et qui, surtout, aurait offert à l’actrice un éventail d’interprétation plus large.

En plus de la retenue, l’absence d’évolution des protagonistes au cours de la saison et la définition pour le moins conventionnelle des caractères participe grandement au statisme du récit. Flora, la jeune noire déterminée se fraiera un chemin jusqu’au sommet en dépit du conformisme/racisme ambiant, on le devine dès sa première apparition. Nulle surprise à attendre non plus de la part de Sébastien Cheneau le nouveau directeur de la danse (2), qui appliquera sans rechigner les directives libérales de la direction et liquidera l’héritage social de l’Opéra, ou de Tiphaine, l’assistante docile et empressée, ni de Maud, l’amie de toujours qui trahit au moment décisif, ou encore moins d’Idir, le régisseur, bien évidemment secrétaire du syndicat CGT. Ce sont des personnages de convention. Même chez les jeunes danseurs les rôles sont nettement répartis de façon à ce que chacun soit défini par un trait de personnalité et que les caractères s’opposent deux à deux, comme celui de Flora la rebelle à celui de Valentin, le compétitif.
Néanmoins, si certains personnages de L’Opéra deviennent vite insupportables, comme les très arrivistes Valentin et Sasha (l’ex de Zoé) deux personnages secondaires se posent en repères indispensables : Brigitte Sy, la directrice de l’Opéra et Peter Benedict, un professeur et chorégraphe. La première incarne le pouvoir puisque d’elle dépend la destinée de l’institution et de son directeur de la danse, l’autre témoigne de l’héritage artistique, donc des exigences de l’Opéra de Paris. Il faut sans doute avoir un peu vieilli pour faire sentir tout cela sans avoir à le dire et délimiter ainsi le territoire. Il faut être déjà un peu fantôme.
À l’exception des deux obstacles qui viennent d’être cités, Sébastien Cheneau, navigue entre les écueils avec un opportunisme insubmersible. Il y perd son âme au fil des compromissions, des courbettes, des flatteries et des hypocrisies. Qui est Sébastien Cheneau ? Personne n’est en mesure de le dire en fin de saison puisqu’il n’aura été que l’instrument du pouvoir et que tel un caméléon, il aura pris toutes les couleurs qu’il lui fallait prendre pour sauver sa tête. N’importe qui pourra donc le remplacer, y compris dans le cœur de son amant du Ministère de la Culture.

À cette galerie, on pourra opposer à juste titre que la réalité sociale est tout aussi caricaturale. C’est vrai, mais, en un premier temps, la réponse ne peut se réduire à une pirouette. Trop identifiables, pas assez reconnaissables, le dilemme des personnages de L’Opéra est de l’ordre de la représentation, de notre capacité à les « adopter », pas nécessairement de nous identifier à eux mais a minima de nous reconnaître en eux.
Répondant à France Musique, Ariane Labed déclare à juste titre :« Si mon personnage n’était centré que sur la danse, ce serait nettement moins intéressant pour les gens qui n’ont pas de lien direct avec ce milieu-là. Ce qui rend le rôle et la série beaucoup plus accessible, c’est que Zoé nous touche tous car elle incarne une problématique très actuelle : la question de la performance, d’être à la hauteur, ne pas avoir le droit d’avoir des faiblesses, ou d’être perdu des moments de notre vie… Ça nous parle à tous ». Dont acte, la proposition répond aux injonctions contradictoires d’une société où l’on impose des retraites de plus en plus tardives à des salariés dont on ne veut plus parce qu’ils sont vieux. Le drame personnel de Zoé, mal remise d’une blessure et parvenue à un âge où on la mettrait elle-aussi volontiers à la porte recoupe également d’autres enjeux : la volonté de la direction de casser le statut des danseurs étoiles, de faire monter plus vite de jeunes pousses et de métisser le recrutement, de réduire les coûts et de trouver de nouveaux financements privés. Or depuis Louis XIV les danseurs bénéficient d’une pension de retraite à partir de 42 ans ! Le conflit éclate entre le syndicat et la nouvelle direction au prétexte du licenciement de Zoé puisqu’elle refuse une reconversion. Tout le reste suit; Les individualismes instinctifs des artistes se confrontent aux solidarités de la troupe. La grève se profile.

Nous reviennent alors en mémoire les maladroites mais touchantes images saisies au téléphone portable par des spectateurs improvisés, un certain 24 décembre 2019, lorsque, dans leurs tutus immaculés, les danseuses en grève interprétèrent sous le ciel de Paris et sur le parvis de leur Opéra, un extrait du “Lac des cygnes”. Images indépassables qui condensent tout ce que l’on peut dire, imaginer, rêver des luttes sociales. Et pourquoi donc les danseuses dansaient-elles dans le froid devant les badauds ? Justement pour protester contre la réforme des retraites et la perte de leur pension à 42 ans ! 3 semaines de paralysie, une soixantaine de spectacles annulés et plus de 12 millions d’euros de pertes pour l’Opéra. Pourquoi diable avoir occulté une telle référence ? Il y avait là ce que l’on peut faire de plus mémorable en terme d’action revendicative de la part d’artistes.
Hélas, dans la série, les jalousies entre les danseurs, le conflit social, la pression des mécènes et les oppositions artistiques se confondent. La grève échoue, le spectateur n’y retrouve plus.
À hésiter entre l’allusion et la citation, la fictionnalisation et la « documentarisation », autrement dit la métamorphose par la fiction et l’affrontement avec le réel, la série tombe dans les ornières de la mise en scène comme ces « walk and talk » (marche et parle) popularisés à l’excès par les séries américaines et qui sont ici dédiés au seul Sébastien Cheneau, suivi comme son ombre par une Tiphaine qui lui énumère ses rendez-vous à venir. Le patron va où il veut, l’espace lui appartient, il en est le maître des lieux quand le salarié, lui, reste cantonné à son poste, les salles de répétition et la scène en ce qui concerne les danseurs, la régie et les cintres pour les techniciens. On ne peut plus clairement énoncer les conflits de classe, encore faudrait-il éviter de recourir à des clichés. À force de se répéter, ces travellings arrière à la steadycam censés apporter de la vivacité à une séquence deviennent des transitions faciles, des bouche-trous, des façons de combler ce qui manquerait.

De même, les scènes de pause des jeunes danseurs qui grimpent sur les toits du Palais Garnier pour grignoter un morceau ou simplement discuter ont visiblement pour objet de rappeler que l’histoire se déroule bien à l’Opéra de Paris alors que le tournage s’est effectué pour l’essentiel en Belgique. Elles occultent involontairement le souvenir de L’Âge heureux, le feuilleton d’Odette Joyeux de 1966, réellement tourné à l’Opéra de Paris et qui avait le mérite d’initier les enfants à l’univers troublant des rapports avec les adultes. Les fantasmatiques scènes de nuit des petits rats cavalant sur les toits de l’Opéra sont restées gravées dans les mémoires de la télévision française.

Car de fantasmes, L’Opéra n’en recèle guère et c’est bien ce manque qui hante le feuilleton.
Notes : 1 – Je persiste à utiliser le terme feuilleton pour distinguer entre feuilletons (épisodes qui s’enchaînent), séries (mêmes personnages et sujets semblables mas sans continuité d’un épisode à l’autre, sauf exceptions) et anthologies (épisodes sans lien sinon thématique), ces trois catégories pouvant d’ailleurs être réunies sous l’appellation de « séries ». Au sujet de l’opéra, le producteur et diffuseur OCS, parle, lui, de « série feuilletonnante » ! 2 – Inspiré, à ce que l’on dit, de Benjamin Millepied, directeur de la danse à la tête du ballet de l’Opéra de Paris du 1er novembre 2014 au 15 juillet 2016
L’Opéra est un mini-feuilleton (8 épisodes) créé par Cécile Ducrocq pour OCS originals et diffusé à partir de septembre 2021. Il est interprété notamment par : Ariane Labed, Raphaël Personnaz, Suzy Bemba, Sarah Le Picard, Loris Freeman, Mehdi Djaadi, Yannick Renier, Adrien Dewitte, Hortense de Gromard, Maud Jurez, Damien Chapelle,…