Au fond – on finit par s′en rendre compte avec les feuilletons comme Bosch ou comme, aujourd′hui, Innan vi dör (Before we die, en anglais) – les séries les plus classiques, les plus conformes aux stéréotypes de leur genre, peuvent devenir de formidables machines narratives. Avec une histoire qui, de prime abord, ne fait que mettre ses pas dans des empreintes de cent autres, sans surprise, sans temps perdu, on repère vite les lieux, l′époque, les circonstances, les personnages-types, l′esthétique. Inutile d′expliquer la conquête de l′Ouest américain pour se lancer dans un western ni la colonisation espagnole de l′Amérique centrale pour introduire un film de pirates. Un socle de connaissances sommaires sur le sujet, unanimement partagé, fait un décor suffisant pour mettre en scène les aventures de cow-boys ou de pirates.
Dans le genre polar, des séries telles que True Detective tentent d′inventer des formes nouvelles, de renouveler l′esthétique et d′offrir des scénarios moins linéaires au risque, parfois, de négliger la dynamique et la logique du récit. La frustration est parfois d’autant plus grande que les espoirs de voir le fond s’allier à l’invention formelle ont été grands. En revanche, d′autres feuilletons moins audacieux, en choisissant de ne pas s′écarter du canon, parviennent à nous appâter en puisant dans le répertoire des habitudes pour mieux nous entraîner ensuite, pieds et mains liés, vers des profondeurs inattendues. Les fleurs carnivores procèdent ainsi.
C′est pourquoi il ne faut pas s′arrêter aux premiers épisodes de Before we die. Les personnages usés et semi-dépressifs, Stockholm de nuit comme une ville opaque, indifférente et morne, les amours sans passion, les fins de carrières au placard, les vies ratées pour tout dire, aucun de ces clichés du polar nordique ne doit détourner du flux qui irrigue le récit et le mènera à ses conséquences tragiques. On pourrait même dire que grâce à ces figures de styles élimées auxquelles nous n′apportons qu′une attention complaisante, nous avons tout loisir de pénétrer – ou non – dans l′intimité du récit, d′en deviner le substrat, le réel enjeu. Before we die ne fait pas que cocher les cases du polar, comme l’écrit un journaliste du Guardian, il ouvre sur la tragédie. Mais il ne le claironne pas. Il y a une pudeur à n’afficher que ce que l’on peut voir et à laisser le spectateur pénétrer les âmes. Cette pudeur est l′arme des scénaristes habiles.
De vrais portraits de mères, l′histoire des feuilletons télévisés n′en contient pas tant. Avec Bron/Broen, SVT nous avait offert le portrait d′une inspectrice autiste, traumatisée par une mère déséquilibrée, et dont l′inadaptation à la norme mettait en cause la normalité elle-même. Son héroïne finissait au terme de la deuxième saison par faire mettre en prison son partenaire danois et meilleur allié, Martin, au nom d′une application exagérément stricte de la loi. Ici, dès les premières séquences, Hanna fait arrêter son propre fils, Christian, pris en flagrant délit de revente de drogue. Il fera deux ans de prison. La méthode est brutale, certes, mais elle établit le degré d′amour d′une mère prête à se séparer de son fils et à le faire souffrir plutôt qu′assister à sa déchéance. Elle n′ira pas lui rendre visite en prison et ne l′attendra pas à sa sortie, à lui de montrer s′il a compris, ou pas.
La scène fonde le récit. Christian fait de mauvaises rencontres en prison dont il tire profit, une fois dehors, en infiltrant une redoutable mafia croate au profit d′un policier, Sven, qui est aussi l′amant de sa mère. On comprend vite qu′en mettant ainsi sa vie en jeu, Christian cherche à regagner l′estime de sa mère, tout en refusant tout contact avec elle et en se murant dans la posture de l′enfant blessé. Sa seule admiration affichée va à Sven, le père de substitution qu′il s′est lui-même choisi. Celui qui, hélas, sera la première victime d’une longue série de meurtres.
Le danger de se faire découvrir, torturer et tuer, lorsqu’on a infiltré un réseau criminel, n’est pas mince et la série sait entretenir le suspens à force de rebondissements. Avec une perversion quasi-Hitchcockienne, elle dévoile la présence symétrique d′un flic corrompu au sein de la police, lequel renseigne en sens inverse la mafia croate. Un jour où l′autre, fatalement, le véritable rôle de Christian sera mis à jour.
Cette tension perdure très longtemps puisque que l’enquête sur le meurtre de Sven s’obnubile sur la rivalité de deux gangs de motards, les Mobsters et les Delincuentos vers lesquels convergent tous les indices relatifs au meurtre de Sven, laissant de fait Christian isolé dans le rôle de taupe qu’il s’est choisi, sans plus de contact ni de protection.
On imagine bien qu’un récit si dense provoque quelque résistance, dans les premiers épisodes, au surcroît d′informations et d′évènements. Le rythme finit néanmoins par s′imposer, avec le regret que deux ou trois épisodes supplémentaires n’aient pas permis de donner un effet de durée plus en accord avec l’histoire. Ils nous auraient aussi épargné les transitions en forme de travellings dans les rues de Stockholm, de nuit.
Un personnage prend très vite une place essentielle : Björn, le partenaire d’Hanna dans son enquête, autre père de substitution potentiel pour Christian. Björn, au prénom bien choisi (« ours »), est un flic marginal dans la tradition du polar « hard-boiled » mais aussi, ce qui est plus rare, le père aimant d’une petite tribu suédo-thaï. Il représente ce qui fait défaut à sa collègue, la nécessaire part de compromission dans les rapports humains, renforçant ainsi la caractérisation des personnages.
fama/famille
Autant la famille de Christian est décomposée, autant la famille croate des Mamica est, elle, soudée par des liens puissants, qui n′ont pas nécessairement voir avec l′amour et sont autrement plus impératifs. Ce clan archaïque dominé par une mère de tragédie grecque et dirigé par un fils aîné vipérin, est le vestige d′une famille autrefois massacrée par les Serbes en Krajina. Réfugiée en Suède, elle dut commencer par survivre avant de parvenir à s′offrir la couverture d′un restaurant cossu pour dissimuler ses manigances illégales. Son objectif est désormais de s’imposer dans le trafic de drogue au niveau national.
Connaissant le volontarisme suédois envers des populations officiellement désignées comme « nouveaux-venus » (nyanlända) et non comme « immigrés » (invandrare), il est étonnant de voir une communauté croate, victime d′une épuration ethnique dans son pays d’origine, portraiturée sous l′aspect d′un gang mafieux. L′intégration est effectivement réussie, les jeunes s′expriment en suédois, font des études ou fréquentent les boîtes gays, le restaurant rapporte, mais la structure clanique reste inchangée et les activités souterraines de la petite communauté ne sont rien d′autre que criminelles.
Quoi qu′il en soit, deux structures familiales s′opposent, la moderne, celle d’Hanna Svensson, qui se fonde sur la confiance réciproque et l′affection, donc qui naît des individus et peut se rompre à tout moment, et l’antique, celle de Dubravka Mamica, où la loi collective s′impose à chacun, selon une hiérarchie intangible, et ne se rompt que par la mort.
Famille nucléaire égalitaire contre famille souche, comme diraient les anthropologues, c’est par conséquent deux rapports au temps, à la mémoire, à la filiation qui se heurtent sous le couvert d’une histoire de policiers et de criminels.
Cette dimension, qui pointe la distinction la plus irréductible entre des populations différentes au sein d′une même société – et donc le problème de l′assimilation à la suédoise -, s′incarne au travers de tous les personnages, compte tenu de la place et du rôle de chacun dans chaque structure familiale ou affective mais Before we die l’exprime avant tout au travers du magnifique portrait de deux femmes. L′héroïne, Hanna, inspectrice en fin de carrière, reléguée à la Brigade financière (?), divorcée depuis des années est la maîtresse d′un collègue, bien évidemment marié. Sa supérieure, une jeune femme qui n′a pas le quart de son expérience, la pousse à prendre sa retraite. Son fils vient de faire deux ans de prison de par son fait. Hanna en est là, et chacun de ses rides le dit. Mais derrière ce visage fatigué subsiste une détermination intacte, une dureté froide, aussi, qui la retient de laisser ses sentiments la dénuder.
Sa rivale symbolique est tout au contraire une femme au sommet de sa puissance qui porte sur ses seules épaules le destin de toute une lignée. Son mari est mort en Croatie comme une grande partie de la famille. Elle triche, ment, manipule, couvre des crimes mais toujours au nom d’un principe supérieur, qui efface toute loi, celui du clan. De la lignée, du nom. Du fardeau du nom.
Accessoirement aussi, parce que lorsqu’on a tant souffert, on a comme un droit à la revanche.
Les dernières images d’elle nous la montrent, assise devant un « Banquet des Dieux » librement reproduit d’après Jan Brueghel l’Ancien et Hendrick van Balen, telle la souveraine accablée d′un royaume disparu, d’un Olympe désormais inaccessible.
Innan vi dör (Before we die) est un feuilleton en 10 épisodes écrit par Niklas Rockström et Simon Kaijser et diffusé sur SVT et ZDF en 2017. Il est interprété notamment par : Marie Richardson, Adam Pålsson, Alexej Manvelov, Magnus Krepper, Peshang Rad, Max Lapitskij, Malgorzata Pieczynska, Sara Jangfeldt, Sandra Redlaff, …