American Nightmare
On l’a vu avec la magnifique série britannique Accused, on l’a aussi vu dans le formidable Soupçons, pour qu’une Justice soit possible, il faudrait une société où chaque individu ait, à chaque seconde de sa vie, une perception absolue des conséquences de ses actes envers le corps social et qu’il soit convaincu de leur priorité sur ce qu’il est, lui. Il faudrait, par exemple, ne jamais être amoureux, parce que ce sentiment peut tromper au point d’amener à commettre un crime. Il faudrait ne jamais boire d’alcool, ne jamais jouer de l’argent, ne jamais faire de commerce, ne jamais conduire une voiture, ne jamais perdre son travail, ne jamais traverser de crise d’adolescence… Mais comme tout cela arrive en quantité chaque jour que le Créateur fait, il ne reste aux juges qu’à appliquer les règles abstraites de la Loi, ces textes qui ont peu de choses à voir avec ce que nous sommes, nous, intimement, et à trancher brutalement au nom de l’intérêt d’une société dont nous ne faisons qu’abstraitement partie. C’est là ce que raconte d’American Crime.
American Nightmare :
Un jeune couple. Tous les deux anglo-saxons. Le garçon, ancien militaire, est tué, sa femme a été abusée.
Les parents du garçon sont séparés depuis longtemps, le père jouait. Les parents de la fille sont de fervents chrétiens. Le tueur est peut-être un latino. D’ailleurs, un fils de garagiste d’origine mexicaine a loué en douce la voiture de son père à un complice de ce meurtre, membre d’un gang latino. Un couple de junkies passe par là. Lui est noir, elle blanche. C’est la guerre. Blancs contre noirs, noirs contre latinos, blancs contre latinos, latinos intégrés contre latinos illégaux, blancs psycho-rigides contre blancs dépassés, tout le monde contre tout le monde.
La version officielle déraille très vite. Côté victimes, on découvre que le garçon vendait de la drogue en grosses quantité et que la fille avait quantité d’amants. Côte suspects, on ne sait plus qui a fait quoi. Les familles se fissurent avant d’exploser au nez de tout le monde, le garagiste latino, qui tente en vain d’élever ses enfants seul, est mis au ban de sa communauté. Son fils, passé par la case maison de redressement, copine avec des délinquants endurcis. Le Roméo junkie noir et sa Juliette junkie blanche achèvent leur dérive suicidaire dans un motel à Nulle-Part-City sur une overdose.
Explosion au ralenti de toutes les structures sociales, facette après facette.
Ce crime, annoncé comme “ américain ”, met en lumière tous les aspects de la société américaine, sans doute arbitrairement, sans doute de façon excessive, mais sans ménagement ni maniérisme. Les communautés, les familles ne réunissent plus personne, ce ne sont des groupes que de façade. Seuls les gangs restent soudés parce qu’ils se fondent sur la violence. Ceux qui devraient se fonder sur la solidarité ou l’amour – les familles, les couples – partent en miettes. Tout le monde est coupable. Le père d’avoir abandonné sa famille, la mère de n’avoir pas su aimer, cet autre père de n’avoir pas su élever des enfants seul… Le meurtre attribue à chaque vie son sens puisqu’il en est la conclusion provisoire.
La réalité de l’American Dream, c’est l’American Crime. Dans la réalité, l’idéal de tolérance s’est transformé en un réseau d’hostilités insurmontable, l’idéal de liberté en une confusion de ghetto barricadés. La “ guerre contre la drogue ” lancée par Bush s’achève en déroute et ne laisse derrière elle que les relents nauséabonds du racisme. Le monde que décrit American Crime est un monde livré à la violence sous toutes ses formes : physiques, psychologiques, sociales.
La Justice américaine, fondée sur la contradiction entre deux parties, ne fait qu’aggraver les hostilités. Elle devient le moteur de ce qu’elle devrait combattre et le pire ennemi de l’idéal de paix sociale qu’elle devrait défendre. Le procureur mise tout sur la culpabilité du junkie noir et cède aux pressions de la mère du garçon assassiné. Celle-ci professe que le crime a des motivation racistes, sur l’air bien connu de deux poids deux mesures. De leur côté, les noirs se regroupent et organisent des manifestations pour réclamer justice. Les latinos essaient de passer au travers de l’orage en négociant ici l’immunité en échange d’un faux témoignage, là l’indulgence de la Justice.
Au milieu de tout cela, un amour impossible, trop absolu, celui de nos deux amants junkie. Dans ce monde, Romeo et Juliette ne peuvent pas plus survivre que chez Shakespeare.
Le montage très élégant de cette série permet de plonger sous la surface. En n’hésitant pas à s’affranchir de la continuité temporelle, il s’attarde ou revient sur tel ou tel personnage et laisse percevoir ce qu’il ressent d’une situation. Dans une histoire où les convictions de chacun sont ébranlées, où chaque vie se trouve brutalement placée dans la perspective du meurtre de deux jeunes gens, ces courts instants détachés du flux font ressentir cet état de flottement, d’éloignement, propre à celui qui sent la réalité lui échapper.
Enfin, il faut signaler le très brillant montage de la dernière séquence de l’épisode 8, qui met en scène la répression d’une manifestation par la police. C’est aussi beau que la bataille du Falstaff d’Orson Welles. C’est peut-être aussi une réponse au fameux plan séquence de True Detective. Le montage contre la continuité.
American Crime est une série télévisée américaine créée par John Ridley diffusée en 2015 par ABC aux USA et CTV au Canada. Elle est interprétée notamment par Felicity Huffman, Timothy Hutton, Richard Cabral, Caitlin Gerard, Elvis Nolasco, Johnny Ortiz, Benito Martinez…
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