Une plénitude qui est faille, qui à notre contact ouvre une faille, telle est la beauté *
Dès le premier épisode de Gomorra, on en connaît la fin. Elle n’est malheureusement pas la première série à afficher aussi maladroitement son programme et à nous mettre dans la position un peu exaspérante de n’avoir qu’à attendre la confirmation de ce que l’on a déjà compris.
Précisons : Ciro, un jeune voyou en phase ascendante, met en cause le parrain du clan devant Attilio, son ami et capo. Ce dernier lui conseille de se montrer plus prudent. Cela suffit. Une nouvelle erreur grossière du parrain, qui ordonne une attaque suicidaire, provoque la mort d’Attilio. On sait alors que pour Ciro le pacte moral est rompu. Son objectif sera désormais d’abattre le parrain.
La maladresse de Gomorra ne s’arrête pas à cette erreur de construction. Plus pesante encore est l’impression que dans cette série tous les éléments, les personnages, les thèmes sont là pour affirmer que nous sommes dans une tragédie en bonne et due forme : nous avons un despote injuste affublé d’une femme autoritaire et d’un héritier incapable, un subalterne ambitieux, un lieutenant dévoué… Le subalterne tentera donc de renverser le chef légitime au nom de valeurs morales qui entrent en conflit avec la loi (clanique). Antigone ? Presque.
Reprenons : , Don Pietro Savastano, parrain d’un clan de la Camorra napolitaine, contrôle Secondigliano, une vaste banlieue dans laquelle il gère le trafic de drogue. La guerre se déclenche contre le clan concurrent de Don Salvatore. Simultanément, se sentant vieillir, Don Pietro envisage sa succession. Son fils Gennaro étant un propre à rien accompli, Don Pietro confie son ‟ éducation ” à Ciro. Celui-ci comprend vite qu’en s’appuyant sur l’héritier légitime et en le manoeuvrant, il peut évincer Don Pietro et Donna Imma, sa femme, qu’il exècre encore plus. Tout au long de la première saison, Ciro jouera ainsi double jeu jusqu’à parvenir à ses fins. S’en suivront au cours de la seconde saison assez de retournements et de trahisons pour rétablir l’ordre des choses.
Le fond historique est la guerre interne à la Camorra qui se déroula en 2004 à Secondigliano et aux environs 1 . La profusion fastidieuse des tueries dans la série est conforme à la réalité d’alors. Le clan Savastano s’appelait en réalité le clan Di Lauro, Pietro s’appelait Paolo et et son fils Gennaro s’appelait Cosimo. La banlieue délabrée, le chômage, la misère, le trafic de drogue à ciel ouvert sont les mêmes. Jusqu’à l’absence de de la police qui, à l’époque, préférait compter les voyous morts plutôt que risquer de les arrêter vivants.
Gomorra montre à la fois l’insondable bêtise de ces maffieux incultes, leur vulgarité et leur violence perverse. Mais c’est avant tout un violent réquisitoire contre les conditions de vie du prolétariat napolitain. L’essentiel des plans a pour cadre ces barres d’immeubles à l’abandonnées où croupissent des familles entières, le plus souvent des femmes seules encombrées d’enfants. Il faut dire que la durée de vie des hommes y est réduite. Vite séduits par l’argent facile et l’image héroïque des voyous, les adolescents rejoignent un clan et se font tuer avant d’avoir eu le temps de vieillir.
Plus subtilement, Gomorra trace aussi un portrait de la maffia au travers de ses signes extérieurs de réussite. Don Pietro habite Secondigliano mais dans un palais cerné de hauts murs qui l’isolent des immeubles déglingués. La décoration intérieure de sa résidence rassemble tout ce que l’on peut imaginer de plus coûteux, voyant et vulgaire. Le décor signe le personnage : paranoïaque et inculte.
Très vite d’ailleurs on s’apercevra – et Ciro le premier – que Don Pietro prend systématiquement de mauvaises décisions. Quand il n’envoie pas ses hommes se faire massacrer, il en tue un de ses propres mains, persuadé à tort que c’est un traître. En féodal tyrannique mais très peu politique, il s’occupe davantage d’affirmer son autorité et de ramasser l’argent que de comprendre les situations et de n’agir qu’à coup sûr. L’essentiel, à ses yeux, est d’être craint. Quels que soient les dégâts.
Ciro, plus réaliste et stratège, fera chuter la maison Savastano. Il cajole l’un, exécute froidement l’autre, compose avec l’ennemi, informe la police, manipule un gamin pour déclencher une guerre, torture si nécessaire. Mais les ‟ dégâts collatéraux ”, seront considérables, jusque parmi ses proches.
Pietro Savastano embastillé et son fils éloigné, Ciro convainc ses collègues de former une alliance ‟ démocratique ”. Tous sont égaux et les décisions sont prises par vote. Ce ‟ printemps des voyous ” n’a pas d’avenir, chacun le sait. Comme le dit Savastano, ‟ les chiens se dévorent entre eux s’il n’y a pas de bâton ”.
Sans en dévoiler davantage, il faut reconnaître la beauté tragique de la fin de la seconde saison, lorsque Ciro, conscient de son échec et désormais seul, renonce à tuer parce qu’il a trop tué et que les morts lui réclament des comptes chaque nuit.
Nous sommes dans Richard III après avoir été dans Hamlet, Macbeth ou Othello. Mais comme je le disais en introduction, le programme est dévoilé si tôt que l’on suit le déroulement de la narration sans que la moindre surprise ou le moindre suspens ne fasse monter les enjeux. On ne fait que finalement que vérifier le cours des évènements. La quantité des tueries finit pas saturer l’attention que l’on pouvait porter au récit.
On est loin, bien sûr, du modèle coppolesque du Parrain. Si ce film était tout entier hanté par la nostalgie d’un clanisme sicilien rural, Gomorra se situe dans un autre monde, plus moderne, plus urbain et plus déglingué. Le Parrain, réussissait cependant à exprimer la puissance du destin plus finement que dans la construction trop évidente de Gomorra. Elle perçait au travers de la transformation intime de Michael, le plus jeune des fils, le plus éloigné de la tradition familiale, le plus américanisé des frères, qui se retrouvait, sans pouvoir y échapper mais sans y résister vraiment, amené à prendre la tête du clan.
Là où Gomorra effleure ce qu’elle tente d’atteindre, c’est peut-être de biais, indirectement ou, comme dirait Barthes, de façon obtuse. Le conflit exposé part Gomarra est-il seulement une affaire de lutte pour le pouvoir ? Pas sûr.
La beauté physique de Ciro, interprété par Marco D’Amore, en fait une sorte d’ange exterminateur. En dépit de sa cruauté, il est difficile d’échapper à sa séduction, d’autant que cette cruauté procède davantage d’une exigence morale que d’un sadisme. Beauté froide, donc, qui le détache d’un univers de laideur et de vulgarité morale et esthétique. Sa chute sera celle d’un ange déchu plutôt que celle d’un vulgaire tueur opportuniste. Si on place cette beauté physique et morale en regard de la laideur du décorum de celui qu’il cherche à abattre, le conflit se déplace. Le mauvais goût du parrain signe son illégitimité tout comme la beauté physique de son rival souligne la justesse morale de son combat. Ce n’est plus seulement la bataille pour le pouvoir mais aussi un affrontement entre d’un côté une beauté naturelle et de l’autre la vulgarité de l’accumulation matérielle. Une sorte de protestation du classicisme antique contre la modernité dévoyée. Qu’on ne s’y méprenne pas. Ce n’est pas un simple point de détail, c’est l’hypothèse d’une révolte aristocratique contre une usurpation. Révolte vouée bien évidemment à l’échec.
* Jean-Louis Chrétien, ‟ L’effroi du beau ”
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