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La Reine : (…) Moi aussi je vais descendre aux Enfers. J’y conduirai mon troupeau de cadavres que vous ne cessez de tuer pour qu’ils vivent et que vous ne cessez de faire vivre afin de les tuer. (…) Il vous était facile de me transformer en Allégorie, mais j’ai vécu, j’ai souffert pour en arriver à cette image… et même, j’ai aimé… aimé.

Pose 02 Ballroom

Si une série comme The Deuce s′était illustrée par sa volonté quasi documentaire de relater la transformation sociale du milieu de la prostitution et des spectacles pornographiques à New York dans les années 70, Pose poursuit de façon radicalement différente sa description d′un autre milieu marginal, celui des transsexuels noirs et latinos, dans cette même ville de New York, quelques vingt ans plus tard.
La première saison avait été touchante d′humanité et de pudeur, la seconde lâche les amarres et plonge joyeusement dans l′hyperbolique. Le milieu des ballrooms y invite. Costumes extravagants, danseurs talentueux, ambiance survoltée, les soirées conjuguent une mise en scène à la croisée du célèbre Soul Train et des défilés de mode. La chorégraphie, elle, s’inspire des photographies des magazines dits féminins. D’où l’appellation de Vogue, du nom du plus célèbre d’entre eux. C′est ainsi que la plus méprisée des communautés new yorkaise, celle du ghetto des homos et transsexuels noirs ou latinos, se forge une dignité. Le parallèle avec Les Maîtres fous de Jean Rouch n′est pas inconvenant – si l′on se limite au sujet – puisqu′il s′agit là-aussi de l′appropriation par une communauté méprisée des codes de ceux qui l′oppriment, les colons blancs chez Rouch, la bourgeoisie blanche chez les scénaristes de Pose.

Pose S02 Blanca + Pray discussion
Entrer dans la seconde saison de Pose ré-ouvre une vieille blessure. Une blessure vieille d′un an déjà, mais qui avait eu le temps de cicatriser et nous avait laissé le souvenir d′une vie artificielle, certes, mais dense d′humanité partagée. Le SIDA, oui, était là, tapis dans l′ombre, ses longs doigts crochus avaient emporté quelques belles âmes, mais les boules à facettes et la sonorisation tonitruante avaient embarqué tous ces corps noirs hypersexués dans la frénésie des « balls » et nous avec.
Brutale rupture de ton en lever de rideau. Blanca, la mère de la maison Evangelista, et Pray, le monsieur Loyal des balls, effectuent la traversée jusqu′à Hart Island, la fosse commune de la mégalopole. Les prisonniers de Rikers Island jouent les fossoyeurs. Après les indigents, ce sont les victimes du SIDA qu′ils enterrent par centaines. Rien n’a changé.

Pose S02 prière cimetière
L′entrée en matière est éprouvante. L′épidémie prospère. L′AZT ne fait que retarder l′échéance, son coût est inabordable pour la plupart de contaminés. Les inhumations se succèdent à une cadence effarante. D′autant qu′il faut ajouter au décompte les victimes de meurtres et d′accidents, toujours fréquents dans un milieu où l’on survit de vols et de prostitution.
Pray prononce ainsi l′éloge funèbre de Candy, la mère de la maison Ferocity, assassinée par un client :
«  nous avons tant de choses à lui dire qui ne seront pas dites
Nous n′aurons plus jamais l′occasion de lui dire ce qu′elle représentait,
De la remercier pour ce qu′elle nous a donné,
De lui remettre le plus grand, le plus cliquant des putains de trophées
Pour sa contribution à notre communauté.
Mais la part d′inachevé est le fardeau des vivants.
Nous sommes chargés de continuer à survivre à cette tragédie
Pour nous battre de toutes nos forces,
Pour protéger nos sœurs des griffes des hommes qui sont faibles, qui ont peur d′assumer leurs désirs,
Aujourd′hui nous pleurons, mais demain nous ferons bloc,
Sans jamais perdre de vue qui vous sommes vraiment. »

Pose S02 Die-in 2
Faire bloc. C′est la naissance d′Act′up, la révolte contre des autorités jugées  indifférentes à l’épidémie et une église qui s’oppose à l’usage du préservatif. La communauté des balls se soude, trouvant en son sein des voix que l’on n’aurait jamais imaginé aussi politiques. Die-in au milieu d’une église, participation à des meetings, mobilisation des ballrooms, spectacle donné à l’hôpital, mobilisation contre une propriétaire qui veut expulser Blanca de son salon de beauté, la lutte prend toutes les formes dès lors qu’il s’agit de faire reconnaître son existence et ses souffrances.
Au même moment, Madonna, la star de la pop, lance son tube Vogue. Elle adoube le genre au nom du show-business. La sous-culture du voguing s′intègre à la culture majoritaire. Le temps d′une mode, la moyenne bourgeoise blanche prend des cours de danse, les producteurs de spectacles recrutent leurs danseurs dans les ballrooms, la publicité embauche des mannequins transsexuels… C′est la reconnaissance d′un monde, au moment où celui-ci voit ses troupes décimée par l′épidémie. L′argent et une nouvelle tolérance ouvre des portes jusqu′alors closes.

Pose S02 Candy cercueil
Et puis soudain, avec l′assassinat de Candy, tout bascule. Du récit joyeux, on entre dans un étrange dialogue entre morts et vivants. Le spectre de Candy hante les visions d′un Pray hébété par la maladie et les médicaments. Elle apparaît également à sa fille Lulu. Du spectre on glisse au show spectral. On vogue sur les rives du Styx. Pray Tell, magistral crooner en habit d′argent envoûte son auditoire d’agonisants. Le Cabaret du Sida, plus brechtien que nature, swingue comme on n′a jamais osé le faire dans l′antichambre de la Grande Faucheuse.

Pose S02 show Pray gp
Oublions un épisode parfaitement raté sur une affaire de cadavre d’esclave SM à dissimuler, le récit dérape magnifiquement et livre deux épisodes de pure comédie musicale avant que nous plongions dans une romance de soap-opera au cours de laquelle Blanca rencontre un maître-nageur-sauveteur sur une plage de Long Island. Elle manque de se noyer, il la sauve, elle le retrouve le soir pour une longue promenade à la clarté de la lune… Le récit part dans tous les sens. On le lui a durement reproché (1).
Qu′importe, après tout. Qu′importe que l′on zigzague d′un genre à l′autre, que l′on pique ici, que l′on fauche là, qu’on se trompe et que l’on recommence, nous sommes au ballroom, dans cette fête sans frein où justement, toutes les appropriations sont possibles et les outrances joyeusement revendiquées.
Qu′importe aussi parce que devant la mort, la jouissance est ce qui nous tient encore à la vie. Le spectre de Candy le rappelle à Elektra.

Pose S02 Popi+Angel2
Qu′importe encore puisque durant ces deux fois dix épisodes, l′évidence de ces communautés qui se veulent des familles, s′est doucement imposée et c′est une leçon considérable. Composées d′une mère et de ses enfants, garçons homosexuels ou filles transsexuelles arrachés à la rue, elles n′existent que par l′adhésion de chacun à la vie commune. On y entre ou l′on en sort à sa guise. Les liens, pourtant, sont tout aussi puissants que ceux du sang et personne n′osera mettre en doute le chagrin de Lulu lorsqu′elle perd sa mère Candy, ou celui de Blanca lorsque ses enfants, devenus autonomes, choisissent de vivre leur vie de leur côté. Un élégant travelling digne d′Ophüls nous la montre dînant seule dans son appartement déserté. Il  n’y a pas de mère qui n’ait souffert cet abandon. À un moment de l’existence, c’est une leçon douloureuse pour toutes les familles, qu′elles soient « naturelles », recomposées ou fondées sur l′adhésion.

Pose S02 Blanca seule
On peut aussi voir Pose comme une métaphore. Quand Madonna sort Vogue, elle signe sans le savoir l′arrêt de mort d′un art populaire et donne naissance à une mode élitiste. C’est ainsi que les inventions de la culture populaire sont accaparées par les classes dominantes. Avant Madonna, Janet Jackon et Queen Latifah avaient embauché des danseurs de balls. En 1991, le documentaire de Jennie Livingston Paris is burning contribua largement à la popularisation du voguing. Aujourd′hui, ce sont les Miley Cyrus ou Ariana Grande qui profitent de l′engouement ou, en France, un chorégraphe comme François Chaignaud qui puise dans cette mouvance. Bien plus et contrairement à la prédiction de Pray Tell pour lequel « Chaque génération pense être celle qui sera finalement invitée à la fête… Cela n’arrivera jamais. » les vogueurs ne sont plus seulement invités à la fête des stars pop ou de la création contemporaine, ils créent désormais l′évènement, qu′ils soient acteurs, mannequins, chorégraphes, danseurs, rappeurs ou même productrice, réalisatrice et scénariste de série télévisée, comme, justement, Janet Mock pour Pose.

Pose S02 Damon danse
On le sait, le capitalisme moderne intègre sa contestation et ses contestataires avec un appétit déconcertant. Le graph, l′art brut, le rock, le rap sont des exemples parmi tant d′autres de cette vampirisation culturelle. Walter Benjamin écrivait « L’appareil de production et de publication bourgeois peut assimiler, voire propager, des quantités surprenante de thèmes révolutionnaires sans mettre par là sérieusement en question sa propre existence ni l’existence de la classe qui le précède. Ceci reste en tout cas aussi longtemps qu’il est approvisionné par des routiniers, même des routiniers révolutionnaires » (2). Et c′est ainsi que la famille Evangelista se désagrège : Damon part en tournée en Europe avec une compagnie de danse, Angel pose pour des compagnes de publicité chic, son amoureux Popi lance une agence de mannequins, quant à Lulu, la rescapée de la maison Ferocity, elle reprend ses études là où elle les avait abandonnées.

pose S02 Blanca ball
Il est possible de penser que l′histoire des séries télévisées a connu la même trajectoire et en trouver l′exposé dans Pose. Productions culturelles mineures auxquelles on déniait toute importance artistique (en France particulièrement), les séries télévisées ont été reconnues il y a seulement vingt ans comme des œuvres dignes d′intérêt et mises à la disposition des classes supérieures par les chaînes payantes. La gentrification s′est faite au prix d′une massive inflation budgétaire et d′une aseptisation formelle (réduction du nombre d′épisodes, abandon de certains traits de l′écriture sérielle, prédominance du feuilleton…). La post-télévison s’est imposée, nous savons ce que nous y avons perdu.

Pose S02 Pray
Vers la fin de la saison, Pray Tell est le premier à se rendre compte de la récupération en cours et appelle à ré-inventer le voguing pour y échapper, en intégrant par exemple le hip-hop, voire même, à son corps défendant, le play-back. Car le voguing n’est pas simplement un divertissement ou une forme de danse, c’est une culture, un mode de vie, un monde. Le monde des « Houses ».
« Houses are home to all the little boys and girls who never had one, and they keep coming every day just as sure as the sun rises » (3) disait -il. Est-ce bien certain, encore ?

Notes

1 https://www.lemonde.fr/culture/article/2019/08/26/pose-une-saison-2-relachee-et-brouillonne_5503011_3246.html

2 Benjamin W., 1969, Essais sur Bertold Brecht, trad. de l’allemand par P. Laveau, Paris, Maspero, 1978.

3 « Les maisons abritent tous les petits garçons et filles qui n’en ont jamais eu et continuent à venir tous les jours aussi sûrement que le soleil se lève. »

Pose est un feuilleton américain créé par Ryan Murphy, Brad Falchuk et Steven Canals. Il est diffusé sur FX depuis 2018 et interprété notamment par : Mj Rodriguez, Dominique Jackson, Indya Moore, Billy Porter, Sandra Bernhard, Ryan Jamaal Swain, Dyllón Burnside, Hailie Sahar, Angel Bismark Curiel, …

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