Alice au Pays des horreurs
Utopia est un pur cauchemar. Un Alice au Pays des Merveilles version paranoïaque. Que cette série soit contemporaine du scandale des systèmes d’écoute planétaire développés par nos amis américains n’a rien d’un hasard. On se laisse envelopper par les voiles empoisonnés du complotisme.
Cette vision paranoïaque monde, désormais si répandue, est le fond de sauce d’une idéologie d’Extrême-Droite qui semble, jour après jour, devenir la norme. À en croire ce qui se propage de forums en courriers des lecteurs, tout ce qui est annoncé en place publique est faux, toute information est manipulée, chaque fait dissimule un complot, des groupes secrets court-circuitent les gouvernements élus, une stratégie occulte vise à la destruction de l’Occident Chrétien. Pas moins. Autrefois les responsables étaient les juifs et les franc-maçons, aujourd’hui ce sont les juifs et les franc-maçons mais sous d’autres dénominations (terroristes islamiques, par exemple). Je passe sur les soucoupes volantes récupérées par les nazis et autres pactes entre les gouvernants et les « petits gris », qui rôdent dans la mythologie populaire de l’Extrême-Droite. Les amateurs d’X-Files s’y retrouveront. Depuis le Protocole des Sages de Sion, le conspirationnisme n’a cessé de gangréner le débat démocratique et ceux qui, comme moi, aiment perdre leur temps dans les forums du Figaro, largement dominé par les sympathisants du Front National, hésiteront longtemps entre l’éclat de rire et une franche consternation. Ils feraient mieux d’opter pour la consternation.
Utopia, parce que c’est une fiction, met à nu et exacerbe cet effarement de la pensée. Elle en fait un récit hallucinant où chaque personnage peut à chaque instant devenir le contraire de ce qu’il est, où tout peut instantanément se retourner comme un gant.
Il y a bien une Alice dans cette histoire, mais s’appelle-t-elle Alice ou Jessica ? A moins que Jessica ne soit qu’une Alice grandie puisque dans Alice au Pays des Merveilles, il arrive que l’on change de taille. Il y a aussi un Mister Rabbit que l’on poursuit, un vilain lapin qui pourrait être un autre que celui que l’on imagine. Il y a une dame de cœur aussi cruelle que son modèle, certainement, et qui n’est pas sans rapport avec le lapin. Surtout, il y a cette chute interminable qui est celle des personnages (et des spectateurs) dans vertige du récit.
L’étrange histoire d’Alice au Pays de Merveilles est celle du vacillement du sens. Les mots se mettent à dire autre chose que ce qu’ils disent communément, parce qu’ils jouent entre eux et se jouent de nous.
«Quand, moi, j’emploie un mot, il veut dire exactement ce qu’il me plaît qu’il veuille dire… ni plus ni moins.» dit Humpty Dumpty.
… ce qui logiquement, dans un texte qui pourtant ne cesse de jouer avec l’absurde, amène au vacillement de l’identité elle-même :
« Que tout est étrange, aujourd’hui ! Hier les choses se passaient comme à l’ordinaire. Peut-être m’a-t-on changée cette nuit ! Voyons, étais-je la même petite fille ce matin en me levant ? — Je crois bien me rappeler que je me suis trouvée un peu différente. — Mais si je ne suis pas la même, qui suis-je donc, je vous prie ? Voilà l’embarras. » dit Alice.
Qui ne pourrait s’exprimer ainsi ? Selon ce que l’on nous rabâche-t-on à longueur de colonnes, nous traversons une crise d’identité. Notre « identité » mise à mal par… par quoi, en réalité ? La surpopulation ? La mondialisation ? La surveillance généralisée ? Les grands groupes d’affaires ? Le réchauffement de la planète ? L’information globalisée ? La spéculation internationale ? L’immigration des pays pauvres vers les pays riches ? Les manipulations génétiques ? Le réchauffement du climat ? Prenons la première hypothèse, puisque c’est elle qui sous-tend toutes les autres et parce que c’est le ressort d’Utopia. Dans les années 60, on s’inquiétait déjà de la surpopulation à venir. Impossible de nourrir tout ce monde ! Aujourd’hui, nous y sommes et nous ne prêtons même pas attention au fait que nous sommes plus de 7 milliards d’humains sur Terre. Utopia nous remet le problème sous le nez. Trop d’êtres humains, des ressources qui s’épuisent, des guerres, des famines et la misère généralisée pour seule perspective. Ce qui semblait intangible tangue. Un Réseau de puissants personnages, bien au-dessus des Etats, va donc s’occuper du problème. A sa manière. Et, à bien y réfléchir, la seule solution qui s’offre à eux est d’en passer par les manipulations génétique. Les laboratoires Corvadt vont s’en charger, avec la protection du MI5.
Hello, Dolly
Flash-back : 5 juillet 1996, Dolly, la première brebis clonée. Sur l’instant, vague débat sur le clonage, réunions de divers comités d’éthique, éditoriaux chagrins sur le thème « science sans conscience…. » et on en reste là. Mais si cet événement avait été un point de départ ? Le germe d’une angoisse dont la résurgence de la xénophobie, partout en Europe, serait l’un des symptômes ? Ce n’est pas une thèse, tout juste une intuition. Rien ne le dit, rien ne le prouve. Mais pourtant, bien y réfléchir, il n’y a pas eu d’évènement plus déstabilisant que cette folle expérience scientifique. Perte de l’unicité de l’être, terreur d’une identité individuelle confrontée à ses infinis reflets, l’humanité vacille sous le choc, croit s’en remettre (à plus tard) mais le poison est inoculé. Pendant des années il progresse et s’étend au corps entier. Petites crises : Monsanto, maïs génétique, brebis uruguayennes phosphorescentes, chèvres brésiliennes au lait à protéines humaines… petits effarements sans conséquence à la lecture des journaux. Mais aussi grandes crises de l’immigration, Front National en France, Haider en Autriche, Aube Dorée en Grèce, vrais finlandais ici, vrais hongrois là-bas, tuerie d’Oslo, la bête immonde réapparaît, un mauvais sourire aux lèvres. On dira que je vais trop vite et que tout n’est pas si simple mais un détail récent vient à mon secours : le réseau Voltaire, fournisseur officiel de théories du complot à l’Extrême-Droite, a récemment propagé la rumeur de l’achat par Monsanto de la société BlackWater, une entreprise de mercenaires qui s’est malheureusement illustrée en Irak et en Afghanistan. Monsanto, l’hydre du génie génétique constituerait sa propre armée ! On est pas très loin d’Utopia, avec son Réseau, ses tout-puissants laboratoires Corvadt et son bras armé, le MI5.
Face au Réseau, une bande composée de bric et de broc : un consultant en informatique, une jeune femme, un levantin complotiste et deux enfants qui se retrouvent en possession d’un mystérieux roman graphique. Cette suite de dessins incompréhensibles va en faire la cible du Réseau, puisque s’y trouve dissimulé son secret. Deux autres personnages vont intervenir, Jessica Hyde et son double négatif Arby, dit Raisin Boy, homme de main du Réseau, authentique psychopathe et meurtrier en série.
Dans cet univers de reflets, où nul ne peut se fier à l’autre, où les règles du jeu changent constamment, aucune certitude ne résiste au vertige. Restent ces couleurs saturées, ces plans découpés en grands à-plats, cette fixité psychologique des personnages, cette absence d’émotions qui font de cette série une simple bande-dessinée. Un peu comme The Hour, dans un autre registre.
La violence contre la violence
De nombreuses voix se sont élevées contre la violence d’Utopia au point que Channel Four a réfléchi à deux fois avant d’en poursuivre la diffusion. Un certain nombre de scènes et de dialogues sont effectivement assez terrifiantes. Par association d’idées, j’ai pensé à Pulp Fiction ou à Kill Bill, des films qui ne lésinaient pas sur les coups et blessures . À aucun moment, pourtant, on ne croît à cette violence parce qu’elle est tout simplement excessive. On assiste à un dépassement de la violence par la violence elle-même. On pourrait également citer les dizaines de séries mettant en scène des zombies ou des vampires, bien plus effrayantes. Ce qui fait violence dans Utopia, et qui ne le fait pas dans une série de vampires, est de mettre en scène nos peurs actuelles. Les vampires et les zombies appartiennent à un autre imaginaire, plus archaïque, apparemment relégué au rayon Contes et Légendes. Utopia n’est une bande-dessinée.
On peut néanmoins admettre que beaucoup de spectateurs soient choqués. Mais simultanément l’effrayant Arby est devenu une « icône » de la culture populaire. Les tee-shirts « Raisin Boy » sont dès à présent en vente sur internet.
Utopia est une série crée par Dennis Kelly et diffusée sur Channel 4. Elle est interprétée par Fiona O’Shaughnessy, Alexandra Roach, Nathan Stewart-Jarrett, Adeel Akhtar, Oliver Woollford, Paul Higgins, Neil Maskell, Stephen Rea, James Fox, Emilia Jones, Geraldine James, etc…
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