Après avoir regardé deux épisodes de Too old to die young, j′ai cherché dans le dictionnaire le sens exact du mot anglais « Arty ». Le Larousse m′a donné celui de « qui se veut artiste » ou « bohème » quand il s′agit d′une personne et celui de « prétentieux » lorsqu′il s′agit d′un film, d′un objet ou d′un style. Mon intuition était bonne, Too old to die young est une série « arty », c’est à dire qu’elle se veut artistique et qu’elle est prétentieuse.
Fuyant tout réalisme – voire tout rapport au réel – le récit se déroule entre Los Angeles et le Mexique et « raconte » – si le terme est encore possible – les déboires d′un policier devenu assassin au service d′un gang de dealers et les intrigues d’une famille mafieuse mexicaine. L′histoire elle-même n′a que peu d′intérêt tant elle se limite à de très longues séquences statiques ponctuées de tueries. Dans cet univers gélifié, l′immobilité et le mutisme sont la règle. Les personnages de Too old to die young n′expriment bien évidemment aucun sentiment ni aucune émotion. Leurs visages impavides et leurs corps figés sont posés dans un décor méticuleusement composé qui pourrait passer pour de la photo de mode de luxe ou d′artiste contemporain.
On peut penser que la collaboration de l’auteur, Nicolas Winding Refn, avec un scénariste de comics, Ed Brubaker*, ne pouvait encourager à la profondeur des dialogues et des sentiments. On pourrait aussi soupçonner dans cette esthétique de la pose et du mutisme une filiation avec le cinéaste-artiste contemporain David Lynch, si celui-ci n′infusait dans ses œuvres davantage de distance ou peut-être même un peu d′humour.
L’esthétique comme argument
Dans Too old to die young, le kitsch guette au détour de chaque plan. La surcharge des couleurs est de règle, avec une nette appétence pour les nuits imbibées de néons colorés. Les mouvements de caméra sont évidemment les plus lents possibles et si prévisibles qu′on se résout à en attendre la fin à défaut d′être menés quelque part. C′est le cas par exemple d′un interminable panoramique circulaire qui nous présente le cercle des participants d′une séance de thérapie de groupe (quatrième épisode) ou d′un long travelling (deuxième épisode) qui nous montre l′un après l′autre une douzaine de policiers capturés par la mafia mexicaine, assis sur le sol et exécuté d′une balle dans la tête. Sans revenir au fameux « les travellings sont affaire de morale » de Godard, on pourrait penser qu′un mouvement de caméra est fait pour emmener quelque part, par exemple vers une idée… Là, il s’agit seulement de tout montrer avec une lenteur calculée en comptant sans doute sur le pouvoir de fascination d’une caméra reptilienne.
Mais, comme je le disais, le temps coagulé de Too old to die est aussi ponctué de scènes de violence. Elles sont filmées avec la complaisance symptomatique d’une post-télévision contemporaine des jeux vidéo. On en a récemment vu une autre illustration, dans un tout autre genre, avec Game of Thrones.
Étonnamment, l’autre grand tabou, le sexe, lui, n’est évoqué qu’en paroles, souvent crues. Il ne passe jamais par l’image. L’époque, pourtant, y inviterait. Un exemple : la séquence de masturbation de Diana qui ouvre le dernier épisode, où l’actrice est dissimulée sous un peignoir, filmée de dos et le visage masqué par un casque de réalité virtuelle. Pas un râle, pas un soupir, on entend seulement les instructions de la machine. Du sexe désexué. Comme si le seul érotisme, ou du moins la mise en jeu des corps, tenait dans les égorgements, fusillades et autres exécutions sommaires. À la scène de masturbation répond d’ailleurs la seconde moitié de l’épisode : l’exécution dans un bordel et à coup de revolver d’un gang latino par Yaritza, celle qui s’annonce comme la Grande Prêtresse de la Mort, au cours d’un massacre prophétisé par, justement, Diana. La mort en pendant au sexe, la chose n’est pas nouvelle.
Au fil des épisodes, il devient peu à peu perceptible que dans cette série, toute scène se développe comme un rituel dont les officiants silencieux ne sont autres que les principaux personnages. Sa mise en scène, son décorum le disent. Et si l’on considère le moins hiératique de l’ensemble des séquences, c’est à dire les scènes de violence, on réalise que ce ne sont que des sacrifices, c’est à dire l’apogée de ces rituels. Pas de combats, pas de luttes, pas de résistance, mais de simples holocaustes, au sens originel du terme. Quant à la victime sacrificielle, quand elle n’est pas un policier, elle est systématiquement un délinquant sexuel : pédophile, kidnappeur et violeur de femmes, pornographe, souteneur, etc. pour tout dire, quelqu’un dont l’exécution télévisuelle n’offusquera personne.
La Mort préside ainsi à un culte dont chaque séquence est le rituel et qui culmine avec le sacrifice. Avec ses ambitions esthétiques, N.W. Refn recycle ainsi le culte mexicain de la Sainte Mort. À juste titre, il le situe dans l’univers du trafic de drogue et de la prostitution, là où il s’est historiquement épanoui. Il parvient également à donner à ce monde le semblant de tragique sans lequel il resterait incompréhensible. Mais il échoue à donner vie aux corps et à traduire tout ce qui pourrait les animer, à commencer par le désir. Là est sa limite et c’est pourquoi son Too old to die young demeure désespérément muet.
L’esthétique dans son miroir
Autrefois un feuilleton britannique avait fait sortir la critique de sa léthargie : il s′intitulait Utopia et proposait une histoire à l′esthétique irréaliste au possible, semblable à de la bande dessinée. L’histoire tournait autour d’un mystérieux roman dessiné et crypté. Le dynamisme d′un récit en forme de course-poursuite, la caractérisation forcée des personnages, les grands à-plats de couleurs nous transféraient dans un univers graphique tout à fait stimulant. Les personnages, aussi « plats » aient-ils été, relevaient de ce genre graphique et l′on en demandait pas davantage. Et puis Utopia était un véritable feuilleton où chaque épisode s′enchaînait au suivant avec les suspends nécessaires. Tout le contraire de Too old to die young qui aligne des récits d′une heure et demie, presqu′autonomes, sans liaisons fortes, et dont l’apparente ambition serait de constituer une fresque de tableaux. Et le terme « tableau » est sans doute le plus pertinent quand le montage est à ce point absent et l′insistance sur la composition si prégnante. Le réalisateur ne le nie pas puisqu′à Cannes, il déclarait : « J’ai coupé et séparé chaque épisode là où bon me semblait. C’était comme peindre une énorme toile, puis la partager en petits morceaux pour les donner aux spectateurs. » **
Sans doute, Nicolas Winding Refn misait-il sur la somptuosité de ses tableaux et la noble indifférence de ses personnages. « Le silence et le calme révèlent l′âme » affirmait-il lors de la même conférence, sans craindre la platitude. Mais c′est peine perdue. Le lien avec la réalité brisé, les personnages enfermés en eux-mêmes, le temps alourdi au point que chaque seconde pèse, que nous apporte-t-il de mieux qu’une esthétique affectée, à peine provocatrice ?
Note :
* Captain America, Catwoman, X-men, Gotham Central, etc.
Too old to die young est un feuilleton co-écrit par Nicolas Winding Refn et Ed Brubaker et diffusé en 2019 par Amazon. Il est interprété notamment par : Miles Teller, Jena Malone, John Hawkes, Nell Tiger Free, Celestino Cornielle, Babs Olusanmokun, Callie Hernandez, William Baldwin…
Sous le titre « Too Old to Die Young : North of Hollywood, West of Hell », les épisodes 4 et 5 ont été diffusés hors compétition, à l′occasion du festival de Cannes 2019