L’art du semblant à l’ère de la schizophrénie
Dès le premier épisode, dès les premières séquences du premier épisode de Wayward Pines, on comprend que l’on a affaire à une œuvre d’importance. Ce n’est pas seulement la présence de Matt Dillon qui le faire dire mais l’impression, très vive, de se replonger dans une histoire ressuscitée.
Ethan Burke, un agent de la CIA se rend dans l’Idaho à le recherche de deux collègues dont on a plus de nouvelles. Il subit un grave accident de voiture et se réveille à l’hôpital, dans la ville de Wayward Pines. Quelque chose ne va pas avec cet hôpital. Une seule infirmière, pas moyen de téléphoner, un chirurgien qui tente de le convaincre qu’il souffre d’une hémorragie cérébrale… Burke s’échappe dès qu’il s’en sent capable. Mais si l’on peut sortir de l’hôpital, on ne peut s’échapper de Wayward Pines. Même en volant une voiture, la seule route fait une boucle et vous ramène en ville. Le shérif est là pour vous remettre dans le bon chemin. Personne ne peut vous aider, pas même la collègue que l’agent recherchait et qui vit ici, mariée depuis quelques années et heureuse dans sa boutique de jouets.
Outre un mur d’enceinte électrifié à quelque distance, la règle affichée est suivie à la lettre par tous les habitants :
N’essayez pas de partir.
Ne parlez pas du passé.
Ne parlez pas de votre vie d’avant.
Répondez toujours au téléphone s’il sonne.
Travaillez dur, soyez heureux,
Et profitez de votre vie
à Wayward Pines.
Impossible de ne pas immédiatement penser au Prisonnier, la célèbre série de la fin des années 60. La tonalité a changé, bien évidemment. Cela fait longtemps que la Guerre Froide a été reléguée à l’Histoire. Ce ne sont plus deux camps qui s’affrontent, sans que l’on sache, d’ailleurs, qui des deux fait quoi, ce n’est plus l’une de ces vertigineuses mises en abime affectionnées par John Le Carré et que la télévision britannique a su décliner une séries aussi paranoïaques qu’excentriques (The Prisoner (Le prisonnier) ou The Avengers (Chapeau Melon et Bottes de Cuir).
Nous sommes aux USA en 2015, en pleine époque Wikileaks, NSA, espionnage internet et durcissement du contrôle des citoyens par les Etats. Très rapidement, on comprend que cette ville dont on ne s’évade pas est contrôlée par une instance supérieure. Très rapidement aussi, on comprend que toute la population adhère bon gré mal gré au contrôle collectif.
Manque évidemment à Wayward Pines ce qui faisait la moitié du génie du Prisonnier : le cadre. La série de Patrick McGoohan avait investit un fascinant village bâti au pays de Galles par un architecte excentrique. Cet amalgame d’architectures hétéroclites créait un décor fantasmatique à mi-chemin du parc de loisirs et du camp de détention. Les costumes et les coutumes y étaient d’une fantaisie pop qui contrastait avec le dispositif de surveillance généralisée. L’organisation sociale et même politique de cette petite communauté caricaturait joyeusement nos sociétés modernes. Depuis, Portmeirion, le village dont je parle, est devenu le village du Prisonnier et comme le souligne l’artiste Franck David, la réalité (Portmeirion) a produit une fiction (The Prisoner) qui est revenue s’immiscer dans la réalité (The Village).
Wayward Pines n’est pas tombée dans le piège du Prisonnier. Ou plutôt, elle a su habilement s’en démarquer. La ville de Wayward Pines n’est pas une “ folie ” architecturale mais, bien au contraire, la plus banale des bourgades américaines. Mêmes pavillons, même rue principale, mêmes boutiques, mêmes voitures que partout ailleurs dans le Nord-Ouest des USA. On pense à Twin Peaks, pour le décor sur fond de montagnes.
L’effet est plus réaliste et la cible plus évidente, d’autant que, comme je le disais, nous en sommes à Wikileaks et au contrôle généralisé des populations.
Les lieux et les circonstances de départ sont maintenant brossés. Les premiers épisodes exposent méthodiquement la situation au travers d’habitants contraints au secret mais qui, peu à peu, laissent filtrer leur angoisse. Survivre est la règle, comme dans tous les lieux d’enfermement.
Et puis, soudain, au cours de l’épisode 5, les auteurs bouleversent l’intrigue et prennent le contre-pied du Prisonnier. Le héros parvient à s’échapper. Il découvre l’extérieur de la ville concentrationnaire et comprend, à force d’explications, que cette ville artificielle est l’unique façon de préserver un peu d’humanité au milieu d’une jungle peuplée de monstres abominables. Il revient, converti. Je ne dévoilerai bien évidemment pas les ressorts du récit d’autant que ce qui serait écrit aujourd’hui pourrait être démenti au prochain épisode tant la série manœuvre habilement entre la persuasion et de discrètes déstabilisations du récit.
Dans Le Prisonnier, on s’attend toujours à ce que l’évasion réussisse et elle se solde systématiquement par un échec (dernier épisode excepté). Dans Le Prisonnier, le héros affronte l’un après l’autre différents “ n°2 ” qui dirigent le Village et rusent pour lui faire avouer ses secrets. Ici, non seulement le héros s’échappe mais il revient pour devenir le n°2. Et il a pour charge de ramener à la raison un groupe de résistants clandestins. Le numéro 1 semble identifié, il s’agit de David Pilcher, le savant qui a conçu et qui dirige Wayward Pines.
Pourtant, de façon très fugace, des indices viennent régulièrement semer le doute. Au moment où l’on est convaincu que la situation en est là où elle en est, qu’elle est fondée et qu’elle n’a plus qu’à évoluer dans le temps, un détail, une simple phrase nous suggèrent que tout cela pourrait être faux. Le gant se retourne une demi-seconde avant de reprendre sa forme initiale. Du coup, lorsque l’on remonte mentalement la chaîne presque invisible de ces signaux, un récit souterrain apparaît, qui fait du récit principal un pur trompe l’oeil.
L’ensemble ressemble à ces boîtes à double-fond des magiciens. Deux choix, dès lors : ou croire au récit au fur et à mesure qu’il se déroule, tout en sachant que probablement la résolution du récit trempera dans la désillusion ou bien garder en mémoire chaque détail, depuis le premier épisode, qui dément les apparences et apprécier le semblant à défaut du vrai.
La tension entre ces deux lignes s’accroît d’épisode en épisode, les scénaristes aggravant la charge émotionnelle du récit “ apparent ”. Lorsque le fils du héros meurt, il devient impossible de cultiver plus longtemps la schizophrénie. D’une manière ou d’une autre le héros doit rompre le charme, retrouver un rapport au réel, celui pouvant être celui dont il est momentanément convaincu ou, tout aussi bien être, celui que le noyau de résistants essaie de réinstaller au moyen de quelques bombes.
Atteinte à la fiction de l’État
La tentation est toujours forte, avec les séries, d’en faire une lecture politique du temps présent. Wayward Pines barricadée contre des hordes malfaisantes, ce pourrait être l’Amérique face au djihadisme. La question est d’ailleurs posée en ces termes : « La liberté ou la sécurité ». Le pouvoir n’offre que cette alternative. Sous Bush, le Patriot Act a considérablement réduit les libertés individuelles des américains. Aujourd’hui, en France, de nouvelles lois sont prises qui grignotent nos libertés en échange d’une meilleure sécurité. Au deux tiers de la fin de la saison, la population, emmenée par Ethan Burke, se soulève contre la fiction qui lui est imposée et revendique le droit à la vérité. Burke croit qu’une population qui prend son destin en mains peut affronter la réalité sans en passer par la soumission à un quelconque autocrate. À ce moment, Pilcher le prend au mot et coupe l’alimentation électrique. La ville est plonée dans le noirs, la barrière électrique devient inopérante, les monstres peuvent s’emparer de Wayward Pines.
Cette lecture « politique » suffit-elle ? En partie, peut-être, mais pas davantage que le contexte de la Guerre Froide ne suffisait à faire comprendre Le Prisonnier. Ce sont les mêmes histoires, toujours. L’essentiel est la forme qu’elles prennent pour éveiller notre imaginaire, là, maintenant. À l’ère de la shizophrénie.
Wayward Pines est une série télévisée américaine adaptée par Chad Hodge et M. Night Shyamalan des romans de Blake Crouch du même nom. Elle est diffusée en 2015 par la Fox et en simultané sur Citytv au Canada. Elle est interprétée notamment par : Matt Dillon, Carla Gugino, Toby Jones, Shannyn Sossamon, Tim Griffin, Reed Diamond…
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