Des murs ? On en a toujours bâti. Du Mur d′Hadrien au Mur de Berlin. On croyait que depuis ce dernier, l′inutilité inhérente à ce genre de construction, sa bêtise essentielle, avait relégué l′idée même de mur aux oubliettes. Et puis Israël en a construit un pour contenir les Palestiniens dans les limites toujours plus étroites de leur territoire, et puis un président américain a voulu édifier le sien pour séparer les USA du Mexique. Ajoutons le mur entre l’Inde et le Bangladesh, le Mur des sables au milieu du Sahara occidental ou le mur qui sépare les deux Corées et cela nous donne selon la politologue canadienne Elisabeth Vallet « soixante-dix à soixante-quinze murs construits ou annoncés dans le monde, les murs existants s’étalant sur environ 40 000 kilomètres »*. Quelle que soit la précision de ses chiffres, le fait s′est imposé dans les esprits. On revient au modèle antique de la cité protégée de la sauvagerie par des remparts. A l′intérieur vit une population homogène, à distance de la forêt, de ses peuplades farouches et des esprits des morts. La civilisation, c′est ça. Trump l′a bien exprimé en affirmant publiquement que les immigrants sans papiers n′étaient pas des humains mais des animaux.
…Jusqu′au jour où, fatalement, le rempart s′éboule. C′est inéluctable. Ou bien il est contourné par dessus ou par dessous, ou bien il s′est effrité sans que l′on s′en rende compte. Et la rencontre de l′intérieur avec l′extérieur est un cataclysme.
Wayward Pines avait assez férocement décrit cette folie du rempart au travers d′un monde où les derniers humains sont cernés par des mutants retournés à la sauvagerie. Plus récemment, Counterpart a brillamment ressuscité le Mur de Berlin en supposant une divergence temporelle qui aurait dédoublé le monde en deux versions jumelles. Adapté du roman maintes fois récompensé de China Miéville, The City and the City pousse un peu plus loin le pari dystopique en imaginant lui-aussi une ville divisée en deux parties. L′une se nomme Besźel, l′autre Ul Qoma, mais les deux sont à ce point enchevêtrées l′une dans l′autre qu′aucune frontière physique n′est possible. Des rues sont partagées dans le sens de la longueur, des zones non attribuées ou disputées persistent, des enclaves ou des excroissances de l′une dans l′autre subsistent, compliquant à loisir le patchwork urbain.
A défaut, donc, de frontière physique, faite de grillages et de policiers, la frontière entre Besźel et Ul Qoma est purement mentale, gravée et re-gravée dans les esprits par l’éducation et la propagande. Les habitants en sont d′autant plus imprégnés qu′à longueur de journée les haut-parleurs leur assènent le même slogan : « You are in Besźel, you see Besźel » d′un côté, « You are in Ul Qoma, you see Ul Qoma » de l′autre. Pour reprendre les néologismes de China Miéville, l′auteur du roman originel, les habitants « évisent » et « inouïssent » tout ce qui est « brutopiquement » proche. C′est à dire qui ne peuvent voir ou évitent de voir et qu′ils n′entendent pas ce qui est tout proche mais qui appartient à l′autre monde.
Leur vue se brouille, la lumière est trop forte, les formes sont presqu′indiscernables, les bruits sont inaudibles. Toute infraction à cette limite, comme le simple fait de regarder de l′autre côté de la rue, est considéré comme une « rupture » et vaut une arrestation par une police secrète appelée, elle aussi, « Rupture » (Breach). Les groupuscules « unionistes », qui militent pour la réunion des deux villes, sont impitoyablement traqués, de chaque côté.
Besźel a un aspect « Europe Orientale années 50», un peu délabré. A l′époque où débute l′histoire, la campagne des municipales bat son plein et les fascistes s′apprêtent à prendre le pouvoir. Ul Qoma offre au contraire un urbanisme de béton, de verre et d′acier, un mode de vie plus moderne et hygiéniste, sensiblement japonisé. Le contrôle social et politique y est invisible mais beaucoup plus efficace. Comme dans Counterpart, un lieu de passage et de négociation entre les deux parties existe, surveillé et gardé avec vigilance.
Au moment où l′histoire débute, le corps d′une étudiante américaine vient d′être découvert dans terrain vague de Besźel. Elle a de toute évidence été assassinée à Ul Qoma. L′enquête échoit à l′inspecteur de la Brigade des Crimes Extrêmes Tyador Borlù qui embauche à la volée sa collègue Lisbyet Corwi. Borlù doit passer du côté d′Ul Qoma pour mener à son enquête en collaboration avec une collègue de la Militsya, opération compliquée du fait des réticences de chaque bord, de la situation politique instable à Besźel et surtout de l′histoire personnelle de Borlù dont la propre femme a disparu quelques temps plus tôt, vraisemblablement du côté d′Ul Qoma.
Quatre épisodes seulement ne suffisent peut-être pas pour relater une enquête aux implications lointaines tout en décrivant par le menu deux mondes imaginaires. D′autant plus que les flashbacks le disputent au présent et que ce présent est lui-même entrelardé de rêves, construction trop complexe pour une histoire déjà tortueuse où le contexte occupe trop de place. Les personnages doivent s′effacer devant train de la narration. Qui sont-ils, quelles sont leurs motivations, leurs angoisses, leurs désirs, comment s′accordent-ils – ou pas – entre eux, l′espace manque pour l′exprimer. Si, dans la même veine, Black Mirror parvenait à faire d’un seul épisode un récit complet, c’est parce qu’elle limitait drastiquement son sujet, à la manière d’une nouvelle. L’ambition de The City and the City est à l’étroit dans quatre fois plus long.
Néanmoins, ce mini-feuilleton fait comprendre cette chose essentielle à défaut d’être une découverte : les murs invisibles, ceux qui sont faits de codes discrets, de non-dits, d′évitements, d′imperceptibles différences de regard ou de vocabulaire sont bien plus infranchissables que les bons vieux murs en béton armé.
Note :
*http://www.lemonde.fr/international/article/2018/02/02/les-murs-dans-le-monde-en-reponse-aux-nouvelles-peurs_5250846_3210.html
The City and the City est un mini-feuilleton britannique adapté par Tony Grisoni du roman de China Miéville. Réalisé par Tom Shankland, elle a été diffusé sur BBC 2 en 2018. Il est interprété notamment par : David Morrissey, Mandeep Dhillon, Maria Schrader, Lara Pulver, etc…