Regarder deux séries simultanément, ai-je toujours dit, est l′une des meilleures façons de comprendre ce qui se joue au sein de chacune d′elles. Godard préconisait cette méthode dans ses conférences au Québec, elle fut à l′origine de sa série Histoire(s) de la télévision. Il n′y a pas de science sans comparaison. Cette fois, le hasard a voulu que je regarde en même temps la deuxième saison de Power et la première de The Good Fight.
The Good Fight
Comme son nom le suggère, The Good Fight est dérivée de The Good Wife, série qui courut sur 7 saisons (soit 153 épisodes) entre 2009 et 2016. L′héroïne de The Good Wife était une avocate, Alicia Fiorrick, qui, victime du scandale pour infidélité conjugale et corruption de son mari, devait reconstruire sa vie, seule avec ses enfants. Elle se faisait embaucher dans un cabinet d′avocats, mais son nom restant entaché par la faute de son mari, il lui fallait chaque jour faire ses preuves, subir les allusions et la méfiance, exister par et pour elle-même. Une des associées du cabinet, Diane Lockhart, la prenait sous sa protection. C′est cette Diane Lockhart qui devient à présent le personnage principal de la nouvelle série écrite et produite par les mêmes Michelle et Robert King.
Diane Lockart est l′archétype de la démocrate clintonienne. Grande bourgeoise libérale, elle conservait même un portrait d′Hillary Clinton dans son bureau à l′époque de The Good Wife. Cette fois, victime de l′escroc Rindell qui l′a ruinée et déconsidérée, elle doit se faire embaucher dans un autre cabinet d′avocats au lieu de goûter à sa retraite en Provence. Il s′agit d′un cabinet quasi-exclusivement composé d’afro-américains dont la marque de fabrique est la lutte contre les violences policières dont sont victimes les noirs. « Black Lives matter ». En quelque sorte, et avec quelque ironie, Diane en devient la caution « diversité ethnique ».
Seconde ligne narrative : celle de Maia Rindell, l’assistante que Diane fait embaucher, et qui est à la fois sa filleule et la fille de celui qui l′a l′escroquée. Complice involontaire de la manœuvre délictueuse, elle subit désormais l′opprobre dû à son père. Tout comme Alicia Fiorrick avec son mari, autrefois. Maia est ainsi à la fois l′origine du récit et son avenir. C′est la faute de sa famille si Diane est ruinée mais c′est à Maia que Diane transmet le flambeau de la cause des femmes, sans lui tenir grief de ce dont elle n’est pas responsable. C′est ainsi que la série retrouve la profondeur de The Good Wife, avec ce drame intime vécu par Maia, infortunée fille de ses parents.
Le couple King a déclaré avoir dû revoir le script du fait de l′élection de Trump. Chicago, qui sert de cadre à la série, est la ville d′Obama, un fief démocrate. La séquence d′ouverture montre Diane regardant l′investiture de Trump à la télévision. Christine Baransky, qui interprète Diane Lockhart, était l′une des figures de proue de ce monde artistique qui a soutenu et fréquenté Obama. Nous sommes donc du côté de la résistance aux forces obscures. Le titre est limpide « The Good Fight », le bon combat. Ce n’est plus, comme dans The Good Wife, la trajectoire d’une femme bafouée qui doit surmonter sa culpabilité pour s’affirmer mais celle d’une lutte collective pour les droits des plus faibles.
La seule arme qui leur reste à ces résistants – et l′actualité l′a prouvé – est la Loi. De ce fait, chaque procès, chaque plaidoirie devient un acte politique et leurs adversaires sont clairement assimilés au pouvoir central. En plus de l′agressivité du procureur fédéral et des manoeuvres honteuses à leur encontre, ils subissent la désaffection du monde des affaires, leurs clients en somme, qui se rangent instinctivement du côté du pouvoir, quel qu′il soit et les abandonnent pour des avocats moins estampillés « libéraux ».
The Good Wife avait été inspirée par l′affaire Spitzer, du nom de ce gouverneur de l′Etat de New-york emporté par un scandale politico-sexuel mais la référence à l′affaire Monica Lewinsky était patente. Désignant le portrait d’Hillary Clinton posé derrière elle, Diane Lockhart avait accueilli Alicia par ces mots : « Si elle peut le faire, vous aussi ». Dès l′affaire Lewinsky, les clintoniens étaient devenus hillaryclintoniens.
La série dérivée – le « spin-off », comme la mode veut qu’on dise – ne se fonde pas sur une affaire connue mais elle expose la fracture qui s’aggrave entre progressistes et réactionnaires, depuis Trump. Les affaires qui se succèdent se jouent sur cette faille : double jeu des grands groupes médiatiques, auto-censure des médias, cybercriminalité, terrorisme, spéculation financière, « twitter bashing », « fakes news », etc. Avec The Handmaid’s Tale, The Good Fight est donc une nouvelle illustration de la contre-offensive télévisuelle contre la régression politique que traversent actuellement les USA. C’est dans la fiction que se joue le combat idéologique, pas dans les émissions d’actualité ni les débats. Parce qu’alors on entre dans le champ de l’intime.
Power
La deuxième saison de Power (nous sommes à la troisième, maintenant) accentue le dilemme de son héros, Ghost, dont la quête de respectabilité se heurte à la réalité de ses activités criminelles à peine dissimulées sous une façade d′homme d′affaire. Ghost cherche à basculer d′un monde à l′autre, à traverser définitivement le mur de verre qui sépare le jeune issue de la rue du monde de la « réussite » sociale. Devenir un honnête propriétaire de boîtes de nuit et non plus ce dealer qui recycle son argent au travers de laveries automatiques (!). Hélas, il peine à s′extraire du trafic de drogue, de ses anciennes amitiés et des griffes de ses adversaires naturels : la Justice et la concurrence. Jamais Ghost n′a été plus fantomatique. Les cloisons qui l′isolent des divers milieux qu′il fréquente, aussi minces soient-elles, le protègent de moins en moins de l′issue à laquelle est condamné tout dealer : la prison ou la mort violente. Mais il reste encore pour quelques temps Ghost, l′invisible, celui dont seuls quelques uns connaissent la véritable identité.
Au cours de cette saison, Ghost tombe amoureux de son contre-modèle, Angela, une amie d’enfance issue des mêmes quartiers mais qui, elle, a réussi à échapper au déterminisme social. Adjointe au procureur, elle est justement chargée d′identifier ce Ghost avec lequel, sans le savoir, elle partage son lit. La crédibilité d′une telle situation est difficile à accepter mais, habilement, les scénaristes n′éclaircissent pas les motivations de Ghost. Il est tout à la fois possible que Ghost soit réellement amoureux, qu′il cherche la respectabilité que son amante lui apporte ou qu′il la manipule pour suivre de très près l′enquête qui le vise quitte, le jour où cela sera nécessaire, à froidement l′abattre.
On retrouve ici ce thème classique des films de gangsters où le mafieux tente sans succès de quitter son milieu d′origine pour devenir un paisible homme d′affaire. The Wire évoquait bien le sujet au travers de la rivalité des deux complices, Barksdale et Stringer, le premier toujours attaché à la rue, le second opérant leur reconversion dans l′immobilier. La rue a une réalité, celle de la guerre de territoire, topologique, sanglante. Le monde des affaires mène d′autres guerres, mais immatérielles et qui nécessitent que les rues soient calmes.
C′est un peu le même déséquilibre dans Power, entre James St Patrick, alias Ghost, et son complice Tommy, pur produit du ghetto. La rue est son monde, la violence son quotidien. Il ne thésaurise pas, l′argent file, l′excitation de l′action est plus forte. A l′inverse de Ghost qui, lui, accumule son trésor et investit. Ghost apprend le jeu du business. il se fait rouler mais son intelligence couplée à son expérience des conflits lui permettent de reprendre vite la main.
On a rarement une seconde chance
Selon là d′où on vient, peut-on vraiment aller où l′on veut ? La question se pose chaque jour à Maia, coupable de la faute de son père, à Alicia Fiorrick, coupable des errements de son mari ou à Diane Lockhart, coupable de s′être fait escroquée. Et il ne s′agit pas d′une culpabilité décrétée (seulement) par les autres mais bien de celle que l′on fait sienne. Son interrogatoire par une agente du FBI montre à quel point, à son propre insu, Maia maquille ses propres souvenirs pour refouler leurs fautes. Hélas pour elle, ce déni de réalité parfaitement justifiable en termes psychologiques porte un autre nom en termes juridiques : faux témoignage.
Le voyou Ghost, lui, veut éradiquer son passé. Mais élevé dans les rues des quartiers populaires peut-il accéder au statut de l′honorable James St Patrick ? Non, bien sûr. Lui aussi est coupable de n′avoir eu que le trafic de drogue pour échapper à la misère. Le String de The Wire en avait fait l′expérience malheureuse, lui aussi, en finissant abattu dans un immeuble en construction. Cruel raccourci. Chacun sa place.
Comment échapper à la culpabilité dont on hérite ? À quel point fait-on sienne la faute que l′on a pas commise ? Comment échapper à son héritage social ou familial ? N′a-t-on pas droit à une seconde chance ?
C′est exactement ce que disait Scottie à Madeleine/Judy en la traînant en haut du clocher de la mission, dans Vertigo : « On a rarement droit à une seconde chance ». Quelques instants plus tard, la chute vertigineuse de Madeleine lui prouvait qu′il avait amplement raison.
The Good Fight est une série crée par Michelle et Robert King et diffusée sur CBS en 2017, Elle est interprétée notamment par Christine Baranski, Rose Leslie, Cush Jumbo, Delroy Lindo, Justin Bartha, Sarah Steel…
Power est une série crée par Courtney Kemp Agboh et diffusée sur Starz depuis 2014. Elle est interprétée notamment par : Homari Hardwick, Naturi Naughton, Lela Loren, Joseph Sikora…
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