On ne s′extrait pas indemne du labyrinthe de Counterpart. Exténué mais comblé, on s′arrache lentement d′une histoire fascinante de complexité et à l′interprétation impeccable. Il faut avoir vu les dix épisodes à la suite, sans trop se détacher du récit par crainte de se perdre. Déjà, reprendre la seconde saison après une interruption d′un an a été extrêmement compliqué. Se souvenir de qui est qui et qui fait quoi – et où et quand ? – dans une histoire où chaque personnage possède un double et qu′il se peut qu′il se fasse passer pour lui, est tâche ardue. Il faut un long moment pour remettre chacun à sa place sur l′échiquier mental de Counterpart mais une fois cela fait, la trame des récits parallèles s′offre dans toute son arachnéenne complexité.
Ce qui différencie les deux saisons est que la première relevait d′une rigoureuse mécanique narrative qui laissait peu de place à la part affective, émotionnelle, sensible des personnages. Ils agissaient selon leur connaissance ou leur ignorance d′une structure dont nous-même ne connaissions pas plus qu’eux. Un modeste bureaucrate comme Howard Silk, le personnage principal, n′avait qu′une vision limitée du monde dans lequel il vivait. Il pointait chaque matin à l’Office of Interchange (OI), une administration dont la fonction réelle était aussi opaque que le bâtiment années 40 qui l’abritait. Il n′y avait que ceux de la Stratégie qui en savaient davantage et puis, évidemment, tout en haut, le Management, ceux qui décidaient vraiment, au 4ème étage. Howard ne faisait donc que subir, mais avec une philosophie paisible de la vie. Ceci dit, la première saison avait vu le statut d′Howard progresser et, surtout, Howard avait rencontré son double. Les circonstances l’avaient en effet amené à rencontrer l’autre Howard, venu de l’autre côté de la « Croisée », un personnage beaucoup plus expéditif que lui et dont, certainement, il avait détesté les manières brutales.
La divergence qui avait scindé la réalité en deux, créant Prime et Alpha, deux mondes parfaitement semblables, êtres humains compris, n′avait pas encore de réelle justification. On savait tout juste qu’un jour la réalité avait divergé au cours d′une expérience dans un laboratoire de physique de Berlin-Est. Cela s′était passé juste avant la Chute du Mur, donc avant la réunion d′un monde séparé en deux blocs hostiles. La divergence avait elle aussi recréé deux mondes, non plus différents ou politiquement opposés mais en tous points semblables… et une nouvelle guerre froide s′était rapidement instaurée, sans même changer la couleur des rideaux. On restait à Berlin, même esthétique, même dramaturgie. L’uchronie, si c’en était une, s’était choisie pour plus proche voisin le Maître du Haut-Château de Philip K. Dick.
La violente épidémie de grippe en 1996 qui avait fait des millions de morts dans l’un des mondes avait été la première grande crise. Les victimes de cette guerre bactériologique aux motifs obscurs avaient accusé l’autre côté. Depuis, des rapports strictement codifiés avaient organisé les échanges, à la façon des relations entre Est et Ouest, autrefois. Check Point Charlie, marchandages de marchands de tapis, ambassade sous surveillance, etc. La méfiance régnait mais on parvenait à assurer une collaboration minimale, au bénéfice des deux parties.
Malheureusement, des éléments extrémistes étaient venus troubler les eaux opaques des négociations secrètes. Il s’agissait d’Indigo, un réseau de tueurs éduqués dès le berceau dans la perspective de se venger de l’épidémie. Leur « école » avait bien été détruite lors d’une opération conjointe mais ses membres avaient eu le temps d’essaimer. Certains, comme Clare, s’étaient déjà infiltrés au plus au niveau du contre-espionnage adverse. Il avait suffi d’exécuter son double, de s’y substituer, de faire un enfant avec Peter, le mari de l’autre – accessoirement sous-directeur du contre-espionnage – et le piège s’était refermé.
D’autres attendaient dans l’ombre avec, dans leurs valises, assez de virus pour rendre à l’adversaire la monnaie de sa pièce. Des agents circulaient ainsi des deux côtés, sous couverture, les uns pour empêcher une nouvelle catastrophe, les autres pour l’accélérer. Double je / double jeu, on ne savait plus.
Dans ces conditions, comment reconnaître Howard (Prime) qui avait échangé sa place avec celle d′Howard (Alpha) et s′évertuait à en copier le comportement, notamment auprès de sa femme, Emily (Alpha) ? Il était également arrivé, apprend-on, qu′Emily (Alpha) traverse la « Croisée » pour se substituer à son double côté Prime, momentanément absente, pour profiter d′un enfant qu′elle n′avait pas eu. L’enfant avait donc des souvenirs de moments passés avec sa mère que sa mère réelle ignorait. On peut décliner ainsi tous les cas de figure, heureusement limités, si l′on peut dire, par la mort d′un des doubles.
Tuer l′Autre, son Autre, le faire disparaître à jamais était l′hypothèse qui germait dans la première saison. Impossible de se regarder soi-même en face. Impossible d′accepter la présence du semblable en même temps que la sienne sans que sa propre identité chancelle. Il n′y a en vérité de place que pour un. Sans même s′attarder sur la tueuse qui finissait par exécuter son double dans la première saison, ni même sur la fameuse épidémie, l′annihilation du double s′imposait presque comme une logique existentielle.
En plus des ressemblances évidentes entre les deux mondes parallèles et les blocs Est-Ouest d′autrefois, ce qui rattache Counterpart aux histoires de la Guerre Froide est le rôle prépondérant des destins individuels. On a tous en mémoire ceux de Philby, McLean, Burgess, Blunt, Richard Sorge ou du plus récent Farewell. De même, dans Counterpart, Mira, la petite fille qui avait servi de cobaye en recevant un cadeau que son double n’avait pas eu – première introduction d’une divergence entre les deux réalités- , Mira dont l’enfance avait ensuite été ravagée par l’assassinat de son père, finira par renverser la table et tout l’échiquier avec. Circonstance parfaitement imprévisible, la victime deviendra bourreau. Elle aura compris, tout comme Yanek, l’assassin de son père, qu’une version ne laisserait jamais survivre l’autre. Pas par jalousie ou par rivalité spontanée mais tout simplement parce que cela n’était pas possible.
Il ne s′agit donc même plus d′une réflexion politique sur l′Autre, celui qui peut se substituer à nous (l′Arabe, le Musulman, le Juif, etc.…), mais bien d′un propos plus essentiel sur l′altérité. Emmanuel Levinas serait certainement d′un meilleur secours pour comprendre Counterpart que tous les critiques du monde. « On peut tout échanger entre êtres sauf l’exister. Dans ce sens, être, c’est isoler par l’exister», écrivait-il. Ici, plus d′isolement possible puisque l′autre n’est autre que soi-même et que son existence nous apparaît comme aux dépends de la nôtre.
C’est le stade du miroir à perpétuité. Le partage forcé ce que l′on a de plus intime : parents, histoire personnelle, amours, goûts, secrets. Une sorte de viol permanent. Et si l′Autre diffère, c’est parce que, dans un contexte différent, du fait de la divergence, il a évolué différemment. Ce qui veut dire, en plus, qu′on est ce qu′on est parce qu′on n′a pas réussi à être autre chose que ce qu′on est. A minima.
Lévinas écrivait aussi – et cela vaut pour toutes les scènes où les personnages affrontent leur double pour la première fois, c′est à dire avant qu′il devienne Autre -, « l′épiphanie du visage comme visage, ouvre l′humanité ». Se trouver face à face avec son propre visage comme dans un miroir tout en le sachant Autre, fondamentalement autre, n′est-ce pas, alors, une anti-épiphanie, une négation de l′humanité ?
2
Certains ont remarqué la place particulière que tenaient les femmes dans Counterpart. Il est vrai qu’elles campent au coeur de l’intrigue et satellisent sur la fin les personnages masculins à mesure que les dessous de l’histoire se révèlent. Il n’y a, in fine, que Yaneck, le physicien qui produisit involontairement la divergence, qui échappe à ce destin, mais c’est pour finir sacrifié, en ouverture d’un nouvel holocauste.
A l’exception de Naya Temple, l’agent de la CIA nommée pour faire le ménage à l’OI, il est tout aussi vrai que les femmes occupent toutes les rôles des villains, comme on dit en anglais. Traîtresses, tueuses, terroristes, elles court-circuitent le dispositif qui garantissait la paix. L’ordre social et politique ne les concerne pas, elles ont un objectif personnel qui s’affranchit les loyautés et de la moindre discipline. Leur froid individualisme chamboule les stratégies établies. Nadia, tout comme Mira, est une tueuse sans état d’âme, tout autant que Clare, dans un autre registre. D’ordinaire, les femmes sont plus généralement assignées à garantir la stabilité sociale.
Ce n’est peut être que tout à la fin, ou même après avoir regardé la série, qu’on réalise ce divorce. Une autre guerre a eu lieu sans qu’on s’en rende compte, une guerre secrète qui a fini par subvertir l’autre, l’officielle, celle des hommes. Une guerre qui s’est parée des couleurs de la haine, des oripeaux de l’amour, de souvenirs tendres et douloureux, de vies partagées et qui a jonché le paysage de vrais blessés et de vrais morts. Il n’y a pas deux réalités, deux mondes qui s’épient et s’affrontent, il y en a deux fois deux. deux fois deux Autres.
Counterpart est un feuilleton créé par Justin Marks pour Media Rights Capital. La seconde saison a été diffusée en 2018-2019 sur Starz, qui a annulé une éventuelle suite. Il est (brillamment) interprété par : J. K. Simmons , Olivia Williams, Harry Lloyd, Nazanin Boniadi , Sara Serraiocco, Nicholas Pinnock, Betty Gabriel , James Cromwell, etc…
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