La révolte irlandaise de 1916 est sans doute l’insurrection la plus romantique qui ait jamais été. Dans un grand chaudron, quelque puissance invisible a jeté pêle-mêle les aspirations d′un peuple, ses souffrances et ses espoirs, ses lâchetés et sa grandeur, sa poésie et sa bigoterie, ses siècles de soumission et les odes à ses héros immortels, une langue qui disparaissait, la famine du temps du mildiou et les violons intarissables. On a laissé bouillir jusqu′à ce que le couvercle éclate.
Ce n′était pas la première fois que l′Irlande bouillait : la révolte de 1641, le soulèvement jacobite de 1715 et la rébellion de 1798 soutenue par les Français en ont ponctué l′histoire. Les Britanniques n′ont jamais répondu que par la force et la colonisation. Inlassables, les nationalistes ont profité de la Première Guerre Mondiale pour prendre les Britanniques à revers. Les uns voulaient une République, les autres se seraient satisfaits du Home Rule, c′est à dire d′une simple autonomie. Catholiques, socialistes, nationalistes, féministes, tous mélangés dans une lutte sans autre objectif que de libérer l′Irlande. Mais la libérer de quoi ? Bien évidemment, du colonisateur anglais. La révolte irlandaise est d′abord la lutte de libération de la plus ancienne colonie britannique. Mais sinon ? Se libérer du capitalisme ? Rien n′est moins sûr. Dans ses mémoires (1), le commandant de l’IRA Tom Barry dénonçait la misère des paysans irlandais auxquels les colons anglais avaient volé les terres. Mais une fois les Anglais chassés, quelle société ? On ne sait pas ou, plutôt, il y a trop de réponses pour qu’une seule s’impose… James Connolly (2), le révolutionnaire, blessé au cours des Pâques sanglantes, fut fusillé attaché à une chaise le 12 mai 1916. Rebellion ne dit rien des grèves qui, elles aussi, sapèrent l’occupation britannique. Quoiqu’il en soit, Le vert finit par l’emporter sur le rouge. C’est pourquoi on parle de révolte, de rébellion et non de révolution.
L′Eglise, dont le pouvoir est considérable en Irlande, est à cette image. Rebellion la montre partagée entre une hiérarchie et un clergé régulier loyalistes d’un côté et un bas clergé républicain de l’autre. Le catholicisme sert d′étendard à des Irlandais en butte aux Anglais protestants. Mais à quel prix ? Depuis le début des années 1980, on découvre les horreurs commises par l′Église irlandaise : abus sexuels dans les écoles de garçons, esclavage des jeunes filles au comportement jugé « immoral », adoptions illégales ou même mort de centaines de nouveaux-nés jetés dans des fosses communes. Au point qu′en 2014 le premier ministre a dû présenter des excuses aux familles des victimes au nom de l′Etat.
Cette question religieuse qui habille le conflit irlandais ne masque qu′imparfaitement les problèmes sociaux et politiques. Car il existe aussi un nationalisme des possédants : « Si l′idéologie nationaliste irlandaise de la fin du XIXème et du début du XXème reste si profondément imprégnée de romantisme, malgré la vigueur des luttes sociales, elle le doit en grande partir au désir, plus ou moins consciemment exprimé, de voir les Anglo-irlandais assumer la place qui est censée leur revenir de droit à la tête du mouvement de libération national irlandais. » (3)
On sait ce qu′a coûté à l′Europe la folie religieuse. Il en reste encore des points de fixation et des imbéciles un peu partout qui ne rêvent que de croisades ou de progroms. En s’attachant aux femmes, en les dépeignant avec pudeur, dans leurs souffrances intimes, en montrant leur courage pour échapper aux mâchoires sociales qui menacent de les broyer, Rebellion bat le rappel contre la dégradation de la condition féminine à notre époque, elle aussi réclamée par trop de religions.
Pour ce faire, il aborde le sujet de la façon la plus simple qui soit en racontant la vie de May, enceinte d′un haut fonctionnaire marié, ou celle d′Ursula, mère célibataire à laquelle on a arraché son enfant, ou lorsqu′il rappelle que la fougueuse Frances est née hors mariage. Le contrôle du corps des femmes est la grande obsession des religions. Et parce que la condition féminine est la pierre de touche d′une société, Rebellion déploie une longue galerie de portraits de femmes. Cela commence par un spectacle dans le goût de l′époque. Frances, Elisabeth et May poussent la chansonnette déguisées en japonaises. Puccini a lancé la mode quelques années plus tôt avec son Madame Butterfly. À peine les éventails reposés, les trois amies reprennent leur place sur une autre scène, beaucoup plus réelle, où l′on s′apprête à jouer le drame 1916. Chacune connaîtra un destin différent au travers des évènements, selon ses propres choix politiques et personnels.
« Pourquoi vous, les hommes, pensez-vous que lorsqu′une femme fait une chose importante c′est forcément à cause de l′amour qu′elle porte à un homme ou bien parce qu′elle a été mystifiée par l′un d′eux ? » lance un jour Elisabeth à l′un de ses bourreaux. Par cette réplique, elle désigne aussi au spectateur le point de vue qu′il doit adopter s′il veut comprendre l′histoire. Car, on l′a compris, Rebellion n′est pas seulement l′histoire de la révolte irlandaise, elle est d′abord l′histoire des femmes dans la révolte irlandaise. Ce ne sont pas elles qui en organisent le cours, elles n′en tirent sans doute pas grand profit mais elles assument leur propre destin, l′une après l′autre, quitte à s′exiler ou finir en prison. La Révolte comme somme des révoltes individuelles, le projet n’est pas mince.
Trois femmes au départ, donc, mais bien plus à l′arrivée. Dans un récit choral, avec nombre de personnages qui se partagent tour à tour le premier plan, le risque est d′en abandonner un quelques temps au profit d′un autre. Rebellion perd en chemin des figures que l′on aurait aimé suivre. Les trois amies sur lequel le récit devait se construire, disparaissent, ré-apparaissent, se voient remplacées par d′autres femmes. La jeune Minnie, par exemple, grandie dans la misère et révoltée d′instinct, Ursula, la mère dépossédée, sans doute le personnage le plus tragique, et d′autres encore : Agnes, la sœur d′Ursula qui se sacrifiera dans un geste d′amour absolu pour sa sœur, Eithne Drury, la journaliste obstinée, Constance, diplomate improvisée auprès d′un sénateur américain, ou même Dolly, mère à l′ancienne mais fière de l′engagement de sa fille. L′Histoire dévore ses créatures, le récit les abandonne à leur nuit. En cela, Rebellion prend le risque de nous frustrer afin d′exposer la condition féminine en temps de crise sous assez de facettes pour qu’elle paraisse exhaustive. Il en va de même pour les personnages masculins qui émergent ou s’effacent peu à peu. Ceux qui devraient être les deux héros de l’histoire, Jimmy, l’activiste républicain, et son frère Arthur, le soldat britannique, ne sont que les bornes morales du conflit. Leur symétrie aurait pu structurer le récit, elle n’en est qu’une des multiples dimensions.
On pourra aussi reprocher à cette série de ne pas fouiller assez ses personnages, c’est le risque de tout récit choral. On pourra aussi déplorer qu’elle se limite à la population urbaine et d′avoir délaissé les campagnes. Il est vrai que la révolte de 1916 s′est essentiellement cantonnée à Dublin mais l′Irlande n′est pas un pays aussi urbanisé pour que le sort des populations rurales reste délibérément hors-champ.
Reprenons au point de départ, à l′ode romantique. Au cours de l′histoire, des héros ont trahi. C′est une constante de la révolte irlandaise. Hier encore – en 2006 – un leader de l′IRA a été abattu. Les Anglais le faisaient chanter, il avait été leur informateur durant 25 ans. Le traître par excellence. On imagine l′angoisse d′une vie plombée de mensonges. De cette triste histoire, Sorj Chalandon a tiré deux livres : Mon traître, en 2008, et Retour à Killybegs, en 2011. Dans Rebellion, les traîtres et les espions tentent de surnager en eaux troubles, deux du côté républicain, un du côté anglais, mais entre eux il y a toute la gamme des loyautés.
Rebellion raconte aussi cela. La tension entre un idéal collectif et l′ambivalence potentielle de chaque personnage. Qu′est-ce que la loyauté ? À quoi tient-elle ? Le jour où la majorité du Dáil, l′assemblée irlandaise, vota le traité avec le Royaume-Uni, la minorité bascula dans l′opposition armée et la guerre civile succéda à la lutte pour l′indépendance. En un instant, les frères d′armes devinrent ennemis, comme cela se passe souvent lors des guerres de décolonisation.
C′est aussi pour cela que, de façon contradictoire, le personnage le plus réussi de Rebellion, n′est pas un Irlandais mais leur pire ennemi, le général Winter, le responsable de la répression. Lui, au moins, connaît son rôle sur le bout des doigts. Il ne doute jamais. Il s′ébroue dans la fourberie comme un buffle dans une mare d′eau boueuse. C′est d′ailleurs peut-être ainsi qu′il a appris son métier, aux colonies, en observant les buffles et les hippopotames. Il connaît la fin de l′histoire avant même qu’elle ne commence et le jour où il comprend que la partie est perdue, il ne s′en étonne pas. Il continuera à faire son métier ailleurs. Son seul échec : avoir été méticuleusement trahi par celle dont il n′avait jamais douté. Il admirait son intelligence, sa mémoire, ses capacités de calcul mais il tenait cette précieuse secrétaire pour accessoire parce qu′elle était irlandaise.
Comme très souvent dès qu’il s’agit d’une reconstitution historique, il faut un temps d’adaptation pour s’immerger dans le récit. Les acteurs semblent engoncés dans leurs costumes, les costumes ressemblent à des citations de la mode de l’époque, aucun détail ne manque, ni les voitures, ni les charrettes, ni les uniformes, ni la couleur des tapisseries, tout est si exact que le trait semble forcé. Trop d’authenticité produit une impression d’artifice. On se doute que, quelle que soit l’époque, son image n’est pas si unitaire. Il devrait rester beaucoup de traces d’avant, sans doute usées, abîmées, déchirées ou en panne, qu’importe… Cela ajouterait de l’épaisseur à l’image d’une époque. On dira que ce n’est là qu’un détail, que ce feuilleton offre un récit historiquement honnête, qu’on ne peut lui reprocher son manque d’allant, à lui qui vaudrait tout embrasser. Mais a-t-on jamais été séduit par la véracité formelle d’un film ou d’une série ? Sur le même sujet, le très beau film de Ken Loach, The Wind that shakes the Barley, est une leçon. Sans chercher à être exhaustif ni impartial, mais porté au contraire par une puissante conviction, il nous emportait dès la première image comme des fétus de paille dans le ruisseau. La prudence n’est pas toujours de mise lorsqu’il s’agit de raconter une histoire. La force de conviction, en revanche, si.
Notes :
1- Tom Barry, Guerilla en Irlande, Presses universitaires de Bretagne, 1971
2 – « If you remove the british army to morrow and hoist the green flag on Dublin Castle, unless you organize a socialist republic, all your efforts will have been in vain. And England will still rule you through her landlords, capitalists and commercial institutions » (« Si vous chassez l’armée britannique demain et hissez le drapeau vert sur le château de Dublin, à moins que vous n’organisiez une république socialiste, tous vos efforts seront vains. Et l’Angleterre vous dirigera toujours au travers de ses propriétaires, de ses capitalistes et de ses institutions commerciales). James Connolly.
3 – Pierre Joannon, Sources anglo-irlandaises de l’idéologie nationaliste irlandaise, Etudes irlandaises, 1981.
Rebellion est un feuilleton irlandais créé par Colin Teevan et diffusé entre 2016 et 2019 par RTÉ. Il est notamment interprété par : Brian Gleeson, Simone Kirby, Natasha O’Keeffe, David Wilmot, Catherine Walker, Michelle Fairley, Michael Ford-FitzGerald, Lydia McGuinness, Ian McElhinney, Aoife Duffin, Paul Ritter , Jordanne Jones, Ruth Bradley, etc…
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