Un ami auquel j’expliquais mon plaisir lors de la première saison de Shetland tant l’action était ralentie à cause de l’absence de réseau téléphonique ou du temps perdu à se déplacer d’une île à l’autre, me rétorqua qu’une des raisons de la prolifération des reconstitutions historiques était peut-être de se débarrasser de l’informatique et des moyens de communication modernes pour retrouver un rythme de narration plus lent et surtout qui ne doive rien à ce deus ex-machina qui, longtemps, résolut trop d’intrigues par pure magie. L’accélération produite par les moyens de communication numériques a atteint son point culminant avec l’excellent 24 (24 heures chrono) dont le récit épousait apparemment la durée de l’action, c’est-à-dire 24 heures. Pour ce faire, la technologie la plus sophistiquée était mobilisée : ordinateurs, satellites, drones et téléphones portables à foison. Le direct du récit abolissait toute distance en nous mettant brutalement face à des choix insolubles. La vitesse annulait tout recul, donc toute faculté de jugement. Ce n’était qu’après, en repensant à ce que nous avions vu, qu’il devenait loisible de se construire un point de vue mais avec le sentiment bizarre de n’avoir rien pu empêcher. Comme si on nous avait volé notre libre arbitre.
La Peste, The Terror, Rebellion, Black Sails, Turn, The Secret Agent, Ku′dam, Unsere Mütter, unsere Väter ou, aujourd’hui, Babylon Berlin, prennent le parti inverse. On en revient aux rendez-vous, aux messagers, aux courriers, ou, au mieux, aux aléas des cabines téléphoniques. L’impossibilité de communiquer devient, avec ces séries, la possibilité de raconter.
La première saison de Babylon Berlin nous avait plongé dans l’Allemagne de Weimar, époque historiquement méconnue mais artistiquement familière. Le cinéma et l’art de la Mittel Europa de cette très courte période historique a fécondé tout le cinéma et l’art occidental, notamment français et américain. Fritz Lang, Bertold Brecht, Max Ophüls, Alfred Döblin, Alexandre Trauner, Marlène Dietrich, Billy Wilder, Walter Gropius, Ludwig Mies van der Rohe et tant d’autres, nous ont abondamment nourris. C’est pourquoi nous trouvons à ce Berlin des années 30 une sorte de familiarité.

La Rue sans joie, Georg Wilhelm Pabst, 1925
La deuxième saison confirme ce qui faisait la force du feuilleton : réussir à conjuguer Alfred Döblin avec Fritz Lang. Car Babylon Berlin, c’est à la fois le Berlin d’avant-guerre, avec ce que cela implique de troubles sociaux, de complots, de violences politiques et de libération des mœurs, et, simultanément, les aventures d’un psycho-rigide dans un monde qui lui échappe. Fritz Lang, qui a toujours puisé dans le roman populaire, aurait pu tourner Babylon Berlin après M le Maudit. L’un des personnages principaux, le très ambigu Volter, flic et comploteur nazi a d’ailleurs presque une ressemblance avec Böhm, de commissaire de Mabuse. Cette fois, le complot de la Wehrmacht Noire, un groupe d’officiers fascistes, approche de son objectif : le soulèvement de l’armée et le rétablissement du Reich. Le fameux train de gaz mortels frauduleusement importé de Russie fait toujours l’objet d’appétits divers. Il contiendrait également de l’or qui intéresse au plus haut point non seulement les comploteurs mais aussi un gang mafieux. Le commissaire Gereon Rath continue à user de morphine pour atténuer son stress post-traumatique hérité de la Grande Guerre. Mais les relations avec sa belle-sœur tant désirée prennent un nouvel essor avec l’annonce officielle du décès de son frère disparu sur le champ de bataille. Personne ne saura donc jamais que lui, Gereon Rath, a abandonné son frère mourant, sur le front, et il peut filer le parfait amour avec son ex-belle-sœur.

Otto Dix, Sturmtruppe geht unter Gas vor, 1924
Sous des dehors affables, son collègue Volter joue un rôle de premier plan au sein du complot des fascistes de l’état-major et n′hésite pas à éliminer un collègue chargé d′enquêter sur son compte. Entre les deux, la touchante Charlotte s’implique de plus en plus dans son rôle d’auxiliaire de police dans l’espoir d’un emploi qui la sortirait de la prostitution. Rath comme Volter l’aident autant qu’ils le peuvent.
On passera sur les péripéties dont certaines tiennent de la bande dessinée, comme le sauvetage du photographe sauvé in extremis d’une chute d’un avion en plein vol ou le duel au pistolet sur les toits des wagons d’un train lancé à toute allure ou encore le sauvetage de Charlotte piégée dans une voiture tombée au fond d’un lac. C’est le côté Tintin et Milou de la série.
Plus intéressantes sont les références historiques sur lesquelles la série s′appuie, une solide documentation en mains. L′émeute communiste du 1er mai 1929, par exemple, qui laissa 33 morts sur le pavé. Dans les années 20, Goebbels disait de Berlin qu′elle était la ville la plus marxiste après Moscou. Le gouvernement du libéral Stresemann est d′abord celui des industriels. Ses ennemis sont davantage les communistes que les nazis dont, pourtant, la puissance augmente chaque jour. Et Gereon Rath en est le fonctionnaire dévoué. La collaboration militaire germano-russe et l′existence d′une base aérienne allemande secrète en territoire russe, à Lipetsk, est elle aussi authentique*. Quant à l′affaire Sklarek, sur laquelle enquête brièvement Charlotte, elle porte le nom de trois frères juifs dont l′entreprise de confection facturait à la ville de Berlin des uniformes à plus de dix fois leur prix. Scandale dont les nazis firent leurs choux gras.
Apparaissent des personnages connus tels que le président Hindenburg ou, beaucoup plus longuement, Bernhard Weiss, sous le nom d′August Benda, chef adjoint de la police de Berlin. Ce dernier personnage est d′autant plus important que ce bourgeois juif libéral représente le type même du haut fonctionnaire intègre et que nous devinons par avance son destin qui, par chance, fut moins malheureux dans la réalité que dans la série. Les autres personnages, eux, sont si vraisemblables qu′on cherche leur modèle. Par exemple la famille Nyssen pourrait bien être les Thyssen, gros industriels et soutiens enthousiastes des Nazis.
Le général qui constitue une armée secrète, en violation du traité de Versailles, et complote pour rétablir l′Empire pourrait avoir plusieurs noms. Le colonel Trochine, diplomate soviétique et assassin de réfugiés trotskistes, tout comme la pseudo comtesse russe Svetlana Sorokina, actrice de cabaret travestie et espionne à ses heures perdues relèvent des personnages familiers des années 20-30.
Quant aux deux personnages principaux, ils constituent les deux faces d′une même pièce. Rath n′a ni état d′âme ni de préférence partisane. Contrairement à son alter ego Volter, il est flic et seulement flic. L′esprit de corps passe en premier, au détriment parfois de la vérité, comme les communistes en feront l′amer constat. Dès lors la balance s′équilibre entre le vieux flic fasciste corrompu mais charitable envers les plus fragiles et son collègue dont les vertus masquent une double transgression : l′abandon de son frère sur le champ de bataille et la liaison quasi-oedipienne de la femme de ce dernier.
Mais c′est Berlin, qui, finalement, tient le premier rôle. La misère des classes démunies tout comme l′ivresse d′une bourgeoisie dispendieuse et avide de transgression contraste avec d′autant plus de vigueur que nous connaissons le destin de tous ces gens, de part et d′autre des barrières sociales. Apparaît aussi, pour les mêmes raisons, un immense sentiment d′inutilité, de vide, presque. Qu′importent les enquêtes de Gereon Rath et d′August Benda sur le réarmement secret, on sait qu′il aura lieu, massivement, quelques années plus tard. Que deviendront ces fêtards qui dansent frénétiquement jusqu′au bout de la nuit ? Et ces drogués mondains qui soulagent leur spleen à la morphine ? Combien de temps encore survivront ces juifs qui s′impliquent dans la première réelle démocratie allemande ?

Ernst Fritsch, Jeunesse dorée, 1926
Le rythme irrégulier du récit renforce cette impression. Parce que dans un récit choral, il ne faut perdre personne, les séquences alternent en passant de l′un à l′autre, en toute logique. Mais elles ont une manière de s′achever brutalement ou d′alterner des actions rapides ou intenses avec des déroulements plus lents, créant accélérations et ralentissement, qui donne à la vie berlinoise une allure de peinture expressionniste, pleine d′angles et de violents contrastes.
Et, pour en revenir à notre hypothèse de départ, on peut avancer que privé d′internet, de téléphone portables et d′ordinateurs, de tous ces outils qui lissent la vitesse de nos vies sur celle du flux numérique, un récit peut davantage ressembler aux tableaux, aux films ou aux photographies d’alors, qui en synthétisaient la forme exacte.
Note
* Staline y mettra fin avec l′arrivée d′Hitler au pouvoir.
Babylon Berlin est un feuilleton allemand adapté du roman De Volker Kutscher, Le Poisson mouillé par Tom Tykwer, Achim von Borries, Hendrik Handloegten et diffusé par Sky Deutschland en 2019. Il est interprété notamment par : Volker Bruch, Liv Lisa Fries, Peter Kurth, Matthias Brandt, Leonie Benesch, Ernst Stötzner, Denis Burgazliev, Severija Janušauskaitė, Hannah Herzsprung, Ivan Shvedoff , Lars Eidinger, Anton von Lucke,…
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