Au delà des Caraïbes
Pourquoi produire une série de pirates en 2014 ? De prime abord, tourner un film de pirates peut paraître anachronique tant le genre semble appartenir à une époque révolue. On comprend le plaisir qu’un scénariste ou un réalisateur peut avoir à revisiter les codes et les figures de cette époque mais que vient y chercher le spectateur d’aujourd’hui ? Certes, l’appel du large n’est pas un argument négligeable. La science-fiction, très en vogue ces temps-ci, réveille elle aussi ces aspirations vers un ailleurs plus ou moins inquiétant mais toujours fascinant. Mais les Caraïbes ? Ce ne sont plus de nos jours qu’un archipel traversé de paquebots ventrus qui vomissent à chaque escale leur trop plein de touristes vieillissants. Aucune aventure à espérer de ce côté de la planète.
Alors que les westerns ont disparu, ou quasiment, la production de films de pirates s’est étonnamment maintenue au fil des décennies. Parfois un peu plus fournie, parfois un peu moins, le genre a tenu contre vents des modes et marées de la modernité. La plus connue des productions récentes est évidemment Pirates des Caraïbes, dont le succès auprès des pré-adolescents a tenu essentiellement à la renommée des acteurs et au mélange que ce film proposait d’aventures et de fantastique.
Voici que la télévision nous propose une série de pirates, mais cette fois destinée à un public adulte : Black Sails. Encore une fois, quand le cinéma commercial vise un public d’adolescents, la télévision s’adresse clairement aux adultes. Non que Black Sails aligne des scènes torrides ou trop violentes, mais le propos lui-même s’adresse plus évidement aux adultes qu’aux adolescents.
Un film de pirates est toujours une charge contre la société policée. Des historiens comme Michel Lebris (1) ont insisté sur le fond libertaire des communautés pirates. Il s’agissait de déserteurs ou de mutinés de la marine, de repris de justice, d’aventuriers. La dureté extrême des conditions de vie sur mer à l’époque, et tout particulièrement dans la marine britannique, les conditions inhumaines de recrutement, la brutalité des officiers, suscitaient révoltes, mutineries et désertions. Sur les îles de l’Océan Indien ou des Caraïbes comme à bord de leurs navires, les pirates s’organisaient sur un mode démocratique. Tout nouveau pirate signait une charte qui fixait les règles, le capitaine comme le quartier-maître étaient élus par l’assemblée générale des pirates et pouvaient être déchus par un vote de l’équipage, les décisions étaient discutées collectivement, aucun privilège n’était toléré, les noirs et les blancs cohabitaient.
Daniel Defoe et Charles Johnson évoquent même Libertalia, une colonie fondée par Olivier Misson, capitaine de navire de guerre et son second, Carracioli, un prêtre défroqué italien. Ils racontent que ces deux hommes convainquirent l’équipage de La Victoire de fonder la société idéale et que ce phalanstère avant l’heure s’installa à Madagacar où il fut rejoint par d’autres pirates comme Thomas Tew ou des africains arrachés aux bateaux négriers.
Pour résumer, les pirates “ s’approprient les moyens de production maritimes et déclarent qu’ils sont la propriété commune de ceux qui travaillent à son bord ” (2). Un pré-communisme ou un pré-anarchisme, donc.
Black Sails est une « prequelle » de L‘Ile au Trésor, c’est à dire le récit de ce qui s’est passé avant que ne débute le roman de Stevenson. Vingt ans plus tôt exactement. Certains personnages nous sont donc connus : le capitaine Flint, Long John Silver, le quartier-maître Billy Bones. S’y ajoutent d’autres dont l’Histoire a conservé les noms : Anne Bonny, Charles Vane ou Jack Rackham.
Les moyens de production sont considérables. Les navires, les costumes, les décors sont reproduits avec soin. L’action se déroule à Nassau, une des capitales des pirates au XVIIIème siècle. C’est là qu’ils venaient vendre leurs prises et s’adonner aux plaisirs de l’existence. Le célèbre Barbe Noire en fut même un temps le chef sous le titre de Magistrat de la République des Corsaires. Dans Black Sails, c’est une jeune femme, Eleonor Guthrie qui gère Nassau, achète et paie les cargaisons volées, son trafiquant de père se chargeant de les écouler dans le commerce légal.
Beaucoup de scènes sont conformes à la brève description que je viens de livrer de l’univers de la piraterie. Une insistance est même mise sur les élections des capitaines. Néanmoins, simultanément, on voit des capitaines manipuler leurs équipages. Flint le premier qui méprise ostensiblement ses marins. Il mène une vie à part qu’il partage avec une femme de qualité, en bon bourgeois. Cette duplicité du personnage principal incite à soupçonner la série elle-même de jouer un double-jeu et, sous couvert d’une peinture du monde des pirates, d’exposer d’autres principes, beaucoup plus actuels.
Flint et ses collègues de la flibuste sont traqués par un navire de ligne britannique. Le Roi Georges tient à rétablir un minimum de légalité dans ses territoires d’outre-mer. S’opposent donc le monde libertaire des pirates et le pouvoir politique britannique. Si la Couronne parvient à ses fins, ce qui paraît inéluctable, tout un commerce s’écroulera. Le libre-échange sera contrôlé et soumis à l’impôt. Que les marchandises soient volées ou non, importe peu.
On comprend que le système instauré par les pirates, association de démocratie directe et de libre échange ressemble d’assez près au libéralisme économique que nous subissons. Les pirates ne contestent pas les prix que leur offrent les receleurs. Lorsqu’ils leur faut monter une expédition onéreuse, ils ne retournent vers eux pour obtenir les financements ou les canons. La famille de receleurs-blanchisseurs-banquiers-trafiquants règne en toute quiétude sur son petit royaume aux affaires florissantes. Bref, le business sans contraintes, la loi de l’offre et de la demande, le règne du plus fort. La vraie menace, c’est la marine royale, le pouvoir politique, autrement dit : l’Etat. La loi du marché suffit à ces gens que toute autre autorité insupporte.
En Amérique, les idéaux libertaires ont engendré une rejeton monstrueux : le libertarianisme, et l’on peut se demander si, au travers d’une fresque piratophile, les auteurs de Black Sails n’ont pas involontairement milité en faveur du marché contre l’Etat. Tout semble aller dans ce sens. Quoiqu’on puisse penser de la légalité au temps de Georges Ier, qui n’est pas le fruit de l’absolutisme à la française mais d’un régime déjà parlementaire, la société libre des pirates telle qu’elle est dépeinte ici n’est guère qu’un système ultra-libéral où le marché régule tous les aspects de la vie. Le 7ème épisode va jusqu’à nous montrer les pirates s’associant à leur banquière pour créer un « consortium » !
En ceci, Black Sails est plus libertarienne que libertaire. Au nom de la libre association, c’est le règne des banquiers sur une apparence de démocratie. Bref, notre monde toujours aiguillonné par le désir d’en finir avec la Loi au profit du contrat.
Ainsi vont les séries, épousant l’air du temps, exprimant parfois des critiques, parfois des adhésions au monde qui les voit naître, les plus rebelles n’étant pas toujours celles que l’on croît. Quoiqu’il en soit, Black Sails a le mérite d’être historiquement plus crédible qu’un Pirate des Caraïbes, ce qui n’est pas difficile mais dénote une louable exigence. Quant à la question première, qui portait sur la nécessité de produire une série de pirates en 2014, on pourrait avancer qu’entre les pirates qu’elle dépeint et les prédateurs économiques contemporains, la différence est bien mince. D’autant qu’ils partagent le même attrait pour les Caraïbes dès qu’il s’agit de dissimuler leurs butins.
Black Sails est une série créée par Jon Steinberg et Robert Levine, diffusée depuis janvier 2014 sur la chaîne Starz et interprétée notamment par : Toby Stephens, Hannah New, Luke Arnold, Jessica Parker Kennedy, Mark Ryan, Tom Hopper, Zach McGowan, etc…
Notes
1- On peut lire, de cet excellent auteur D’or, de rêves et de sang : L’épopée de la flibuste 1494-1588 (Hachette), Pirates et flibustiers des Caraïbes (Hoëbeke) ou L’Aventure de la flibuste (Hoëbeke)
2 – Pirates de tous les pays, L’âge d’or de la Piraterie Atlantique, par Marcus Redike, Éditions Libertalia, 2008
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