Home

TT tableau

Il y a du Stevenson, du Melville ou du Conrad dans The Terror. On y retrouve la puissance de romans qui, au travers de fascinants récits d′aventures formulaient de vigoureuses paraboles. L′affrontement avec une nature bien trop puissante, le sort dramatique des indigènes, la folie qui finit pas ruiner l′âme de l′homme blanc dans sa quête prométhéenne, on retrouve ces grands thèmes dans The Terror, avec le sentiment de replonger, intacts, dans l’une de ces histoires qui ont forgé notre adolescence.

TT dans les haubans

Le cadre y est : c′est l′expédition maritime britannique de 1845 au cours de laquelle deux robustes navires, l′Erebus et le Terror, partirent à la découverte du fameux « passage du Nord-Ouest », entre le continent nord-américain et la banquise arctique.

Disons le tout de suite : l′expédition a été un terrible échec, 129 hommes y ont laissé la vie, bloqués par les glaces durant trois longues années. Quantité d′expéditions se sont succédées par la suite pour retrouver les deux navires et leurs équipages ou, du moins, leurs restes. Ces recherches, qui se sont poursuivies jusqu′à notre époque, collectèrent peu à peu assez de débris pour l′on commence à comprendre ce qui était arrivé. Le froid, le faim, le scorbut, la pneumonie et la tuberculose avaient eu raison peu à peu de l′équipage mais un facteur avait considérablement aggravé la condition des marins : l′ingestion continue, durant les trois ans, du plomb avec lequel leurs boîtes de conserves avaient été (mal) soudées. Dépression, dégradation du système nerveux, augmentation de l′agressivité, schizophrénie, les effets du saturnisme sont connus. Dans ces conditions, on imagine les conséquences sur l′équipage de ces facteurs conjugués aux maladies plus « traditionnelles ». L′hypothèse du cannibalisme a aussi été évoquée à plusieurs reprises, preuve des extrémités auxquelles les équipages avaient été réduits.

TT cannibalisme

Une histoire tragique donc, mais aussi, un tableau de la Grande-Bretagne victorienne au travers du microcosme d’une expédition maritime. Outre les souffrances et les maladies des marins, ce qui frappe dans les 10 épisodes du feuilleton, est le poids écrasant de la hiérarchie à bord. On sait que la discipline dans la marine britannique était l’une des plus brutales, mais on comprend au fil du récit qu’elle n’est que la transposition dans le rude univers de la mer des règles d′une société elle-même figée dans une rigoureuse stratification sociale.

Le commandant de l′expédition, Sir John Franklin, est un aristocrate. Francis Crozier, le capitaine du Terror et son subordonné, n′est qu′un simple roturier. Franklin refusera d′écouter l′appel de Crozier à l′abandon des navires alors qu′il en est encore temps. En dépit de sa longue expérience polaire, Crozier a le défaut de n′être que son second et surtout d′être irlandais. Schéma classique du commandant injuste et du second écartelé entre l′indignation et le respect de la hiérarchie développé autrefois par Les Révoltés du Bounty, entre autres. La césure entre les deux hommes, avant d′être affective, est évidemment sociale. Des flash-backs insistent, si besoin était, sur le refus de la famille de Franklin d′accorder à Crozier la main de leur fille pour des raisons de mésalliance. C′est ainsi que l′orgueil aristocratique de Franklin et son refus du déshonneur de l′échec coûteront la vie à 128 hommes.

TT commandant

Tout en bas de l′échelle, marins et soldats endurent les épreuves de l′hiver boréal tout en s′empoisonnant lentement au plomb. Si la majorité se montre loyale aux officiers, une minorité se laisse manipuler par un intrigant et se mutine. Le bourgeois Crozier fait le lien entre l′aristocrate Franklin et les matelots. Il est le plus raisonnable et le plus prudent mais il n′a, aux débuts du moins, pas tous les pouvoirs. Après, il sera trop tard. La mutinerie se sera déclenchée, les réserves seront presque épuisées, le froid, les maladies et d′étranges attaques auront décimé le reste des troupes.

TT marin fou

Si l′on en restait à une lecture strictement politique, The Terror serait ainsi un éloge de la bourgeoise moderne à l′encontre du conservatisme comme du populisme. Une intervention externe va pulvériser ce schéma trop simple.

En effet, l′apparition d′une chamane inuit bouleverse l′expédition. Les réactions sont diverses : mépris des officiers, brutalité des marins. L’Inuit a le tort d’être une « sauvage » et d’être une femme. On l’attache et on l’enferme dans un des navires. Seul Crozier, qui a déjà mené plusieurs expéditions en l′Arctique, parle sa langue. Le médecin de bord protège la prisonnière et fait l′effort d′apprendre l’inuktitut, avec pour secret espoir d’écrire le premier dictionnaire anglo-inuktitut à son retour. Mais ils sont les seuls à manifester assez d’empathie. Les violences subies par la chamane vont déchaîner contre l′expédition les agressions d′un monstre terrible, une sorte d′ours polaire de taille surnaturelle qui, surgissant du brouillard, se jette sur les marins pour les dévorer. Les esprits de la banquise tolèrent mal qu’on s’en prenne à leur intermédiaire ou qu’on se taille un chemin dans la glace à renfort d’explosifs.

TT dialogue inuit

Cette invention scénaristique d’un monstre qui ne pourrait, finalement, n′être qu′une hallucination causée par l′intoxication au plomb n′est pas là seulement pour ajouter une touche de fantastique. Sur une banquise désespérément vide et jusqu′alors inviolée, elle rend visible la violence rendue aux hommes par la nature. Déjà, en dépit de ses capacités technologiques et militaires, l′impérialisme victorien était d′une grande fragilité face aux forces naturelles. C′est l′un des sujets de la littérature coloniale, celle d′un Forster ou d′un Conrad, par exemple. Il suffit de peu de choses, une fièvre, une ivresse, l′ennui, un mirage, un moment de trouble et tout s′effondre. Ce n’est pas tant le risque d’une révolte indigène, c’est autre chose, tout au fond de chacun.

The Terror, lui aussi, peut aussi être vu comme une catharsis, celle de Francis Crozier, le capitaine habile et courageux, mais marginalisé par une société anglaise dont l’inanité et la formidable violence se révèlerait soudain à lui, l’amenant à la rupture définitive. L’évadé, le mutiné, c’est lui. Celui qui abandonne ses oripeaux d’officier pour l’absolu silence de la banquise. Celui qui efface son passé dans le blanc illimité d’un hiver interminable. Le Passage du nord-ouest est effectivement un passage, mais on y laisse son corps.

TT fin

Le Passage

Ce passage du Nord-Ouest, que cherchait en vain l′expédition Franklin, est désormais le nouvel Eldorado. Tout ce qui peut raccourcir les distances avec les marchés asiatiques et éviter les taxes du canal de Suez ou de Panama, est bon à prendre. Le réchauffement climatique s’est mué en opportunité économique sur fond d′incidents diplomatiques et d′alertes des organisations environnementales. Au travers de l′histoire d′une expédition ratée, The Terror alerte clairement sur la catastrophe à venir lorsqu′après les brise-glaces d′exploration et les sous-marins, les pétroliers et chimiquiers déverseront leurs poisons dans l′Arctique au fil des accidents.

L′utopie d′un monde idéal, vierge des injustices de notre civilisation, a toujours hanté les rêves des navigateurs comme ceux des lecteurs d′épopées maritimes. Les mutinés du Bounty ont été sans doute été les seuls à tenter de la concrétiser, même si le résultat n′a pas été à la hauteur de leurs rêves. D′autres se sont affranchis avec plus de réalisme des contraintes du monde occidental, c′est à dire à coups de canon. Black Sails évoquait ces pirates excentriques. Mais comment prendre le large par moins quarante ? Que vaut une quête si elle n′offre pas l′espoir d′une libération ? Je pense aux marins du Rhône, premier navire militaire français explorer récemment le passage du Nord-Est, qui contourne la Sibérie. Le voyage a été difficile *, le capitaine se félicite de l′avoir accompli. Mais pour quoi et pour qui l′a-t-il fait ? Pour ouvrir la route aux armateurs ? Bien sûr. Par bonheur pour lui ses matelots ne l′ont pas abandonné dans une chaloupe avant d′aller s′échouer sur quelque côte sibérienne et de disparaître dans la nature. Pourtant, quelle histoire cela aurait fait !

TT Crozier + équipage

Terror Bay

Les Inuits se sont toujours transmis oralement des fragments de l’histoire de l’expédition de 1848. Ce sont eux qui ont permis d’en tirer le fil. Un texte confié à un tube de métal dissimulé dans un cairn a aidé à mieux comprendre puis, la technologie évoluant, les découvertes se sont succédé.

TT cranes

Des images sous-marines du Terror, découvert à Terror Bay, dans le territoire du Nunavut, au Canada, en 2016, viennent d′être mises en ligne par l′agence fédérale du patrimoine canadien. Cette quasi-coïncidence temporelle, entre l′actualité et une série vieille seulement d′un an, donne une subite profondeur historique à ce qui n′aurait pu être une enième histoire d′aventures. Découvrir sous les eaux glacées de la vaisselle intacte alors que l′on vient de voir le capitaine dîner est une expérience rare. Que cela se passe au moment où de puissants navires forcent le passage où avaient autrefois sombré des explorateurs moins bien armés ajoute à la puissance de la fiction l’intransigeance du réel.

C′est ainsi que les séries nous ramènent systématiquement à la réalité immédiate. Compétition pour ouvrir des liaisons marchandes, destruction de la nature et des populations indigènes d′un côté, découvertes archéologiques de l′autre, The Terror nous assigne à la jonction de deux lignes perpendiculaires, l′une plongeant dans l′histoire de la navigation maritime, l′autre dans l′actuelle crise environnementale, et à cette croisée se tient un homme seul dont on ne sait que peu de choses, Francis Crozier.

TT Crozier

The Terror est un feuilleton américain adapté du roman Terror de Dan Simmons. par David Kajganich et Soo Hugh et diffusé en 2018 sur AMC. À l’exception de l’actrice groenlandaise Nive Nielsen, il est interprété par des acteurs britanniques, notamment : Jared Harris, Tobias Menzies, Ciarán Hinds, Paul Ready, Adam Nagaitis, Ian Hart,…

 


2 réflexions sur “The Terror

  1. Pingback: Babylon Berlin S02 | les carnets de la télévision

  2. Pingback: Bauhaus | les carnets de la télévision

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s