« Vous perdez votre temps ici, et vous le savez
– J′ai choisi de vivre ici… »
» Après la mort du père, on s′est retrouvé tous les deux. Au début, on se sentait seuls, mais on finit par s′y faire. Au silence. Pour finir par l′apprécier. Sur la rive du détroit, je peux entendre le clapotis de l′eau provoqué par le vent. Je vois les nuages qui se déplacent dans le ciel, j′entends le monde tel qu′il est censé être. Je connais chaque centimètre de cette terre, le moindre oiseau, ils sont ma famille maintenant. »
J′ai une tendresse trop ancienne et trop profonde pour les îles aux limites de la Mer du Nord et de l′Atlantique, à mi-chemin de l′Ecosse, des Féroé et de la Norvège, pour rapporter sans affect une histoire qui s′y déroule. La série s′intitule Shetland, du nom même de l’archipel. La série ne s′appelle pas « Meurtres aux îles Shetland » ou « Aventures en Mer du Nord », mais seulement et simplement Shetland parce qu′une histoire qui se déroule là-bas n′est pas l′histoire des gens qui vivent là-bas ou de ceux qui y passent, marins, voyageurs, pêcheurs, pasteurs, géographes, oiseaux migrateurs, baleines ou phoques… c′est l′histoire des confins du Monde eux-mêmes. C′est l′histoire d′un vent incessant, d′une mer obstinément maussade, d′une maigre population isolée dans des hameaux dispersés, de l′absence des arbres, des landes de bruyères à perte de vue, de la tourbe qui brûle dans les poêles, des macareux, des sternes arctiques ou des guillemots, et des fantômes qui hantent la nuit.
Pour ces raisons, je préfèrerais ne parler que de paysages plutôt que de traiter d′une histoire d′enquête policière au sujet d′une série de meurtres. Que les êtres là-bas soient sujets aux mêmes pulsions qu′ailleurs, personne n′en doute. Qu′ils en arrivent à tuer est aussi vraisemblable que partout ailleurs à la différence près que dans un espace aussi dépouillé, il est difficile de commettre un acte aussi spectaculaire. Cela malheureusement arrive.
Shetland (la série) a commencé toute petite. La première année, deux épisodes seulement, ou plutôt un téléfilm en deux parties. Une histoire entre Mainland, l′île principale, et Bressay, celle d’en face. L′action était naturellement ralentie pas les traversées en ferry et les problèmes de réseau téléphonique. Tout avançait assez lentement et c′était bien agréable. Aucune scène de violence, beaucoup de temps perdu sur la mer, le corps d′une jeune femme retrouvée sur une plage et une scène de crime que la marée menaçait d′emporter à tout moment. Le grand évènement annuel se prépare, c’est Up Helly Aa, la fête du feu où l’on vient applaudir les hommes costumés en Vikings et dont le grand moment est l’incendie d’un drakkar, comme pour l’inhumation d’un chef. Les Shetland ont longtemps appartenu aux Vikings. L′enquête était menée par Jeremy Perez, natif de Fair Isle, une île un peu plus au sud peuplée de quelques dizaines d′habitants et dont l′histoire se résume à l′échouage du navire amiral de l′Invincible Armada, El Gran Grifon – d′où le patronyme espagnol du héros – et au cadavre d′un bombardier allemand tombé là durant la dernière Guerre.
L′année suivante, six épisodes pour trois récits distincts. Pas encore un feuilleton, plutôt une série composée de trois arcs narratifs de deux épisodes chacun. Plus de bateau, plus de problèmes de réseau puisqu′on restait sur Mainland ou sur Fair Isle, mais toujours des histoires à la Agatha Christie où le coupable finit par avouer, pressé de questions par le capitaine de police. Pas un seul pistolet, pas de coups de poing ni de poursuites en voiture, tout cela reposait sur l′obstination des enquêteurs et la culpabilité qui ronge tout coupable quand on a un bon système éducatif. Les compagnies pétrolières émergeaient du paysage, inquiétantes et opaques. Shetland était encore adolescente.
Puis vint la troisième saison, d′un seul tenant. Shetland était devenu adulte et c′était un feuilleton. 6 épisodes, une affaire de drogue, un mort asphyxié dans un container puis un autre par balles, beaucoup de voyages à Glasgow, la mafia locale, plutôt rude, les menaces, quelques coups de poing, un viol, un début d′histoire d′amour, un suicide, une nouvelle tentative de meurtre et enfin une résolution sans vraie résolution… Tout d′un coup, on se retrouvait dans un monde que nous connaissons hélas beaucoup mieux, mais ce qui enflait, peu à peu, jusqu′à faire sienne toute l′intensité du récit, c′était le viol. La lieutenant de police Alison McIntosh, surnommée « Tosh », est enlevée et violée. Rien n′est montré, on n′a que les pieds nus de Tosh dans une rue déserte de Glasgow, à l′aube, le visage de Tosh un peu après, quelques rares paroles, son corps comme tétanisé, une souffrance intérieure qui emplit tout le cadre. Rarement à la télévision et dans un feuilleton de télévision, on a abordé ce sujet d′une façon si respectueuse. On sent toutes les phases par lesquelles passe Tosh, ses larmes ravalées, ses agressivités, son incapacité de se confier. On perçoit ce que les hommes avec lesquels elle travaille voudraient lui dire sans le pouvoir, par culpabilité d′être alors un homme.
Deux strates se découvrent alors. Les Shetland ont une criminalité tout à fait modeste sauf pour les crimes sexuels, en légère augmentation. En 2009, l′Écosse a aggravé les lois les concernant et créé une force d′intervention spécialisée. Le recentrage du feuilleton sur le drame de Tosh est un reflet significatif d’un problème social. Le second niveau concernerait la position respective des hommes et des femmes dans l’histoire. Lorsque l′on fait les comptes, on s′aperçoit que les victimes comme les coupables sont en immense majorité des femmes. Les femmes se tuent entre elles par jalousie ou par haine et de ces rancœurs les hommes ne peuvent qu′être les comptables. Autant de fascinants portraits de femmes…
La situation familiale de Jeremy Perez n′est pas anodine : Fran, son ex-femme, est décédée, il vit seul et partage la garde de sa fille Cassie avec Duncan, le père biologique de sa fille. Configuration pour le moins inhabituelle. de surcroît, non seulement Perez tient les femmes à distance mais il conserve toutes les affaires de sa femme décédée, à la grande consternation de sa fille. Mais lorsqu′une nouvelle liaison se profile, elle tourne au mieux au ratage, au pire à la tragédie. Si la figure du justicier solitaire n′est pas nouvelle, loin de là, et le rapprochement possible avec un certain Bosch, lui aussi en charge d′une post-adolescente, il n′y a évidemment aucun point commun entre le flic des nuits moites de San Francisco et le fonctionnaire des aubes pâles des îles sub-arctiques.
La quatrième saison s′ouvre sur le retour d’un ex-détenu aux Shetland, après plus de 20 ans passés derrière les barreaux pour meurtre de sa copine de l′époque. Un type frustre et instable, déplaisant à tous égards, qui faisait un bon coupable. Des détails laissent toutefois un doute sur la culpabilité et une petite erreur de procédure l′ont fait relâcher avant terme. Perez et son équipe découvrent un fragment d′ADN non exploité sur une écharpe et l′utilisation par la police d′alors d′un indic comme témoin à charge.
Certains éléments de l′enquête conduisent à nouveau vers une compagnie pétrolière norvégienne, offrant l′occasion d′un second coup de griffe à ces envahisseurs anonymes.
À l′époque où je fréquentai les Shetland, ils n′étaient qu′une promesse ou une menace selon la position que l′on adoptait. L′héroïque gardien de la réserve naturelle de l′île de Noss résistait en publiant des pamphlets ronéotés. J′ai admiré cet homme. Maintenant, les plateformes sont au large, un des plus importants terminaux pétroliers d′Europe a été construit à Sullom Voe, au nord de Mainland, les compagnies ont arrosé les Shetland de financements qui ont modernisé le pays.
L′enquête mène vite à Bergen, en Norvège, comme elle avait conduit à Glasgow la fois précédente, mais ce n′est plus la Mafia écossaise que doivent affronter Tosh et Perez, c′est une organisation néo-nazie norvégienne. La piste ne tournera pas réellement court mais sera, une nouvelle fois, comme pour les compagnies pétrolières ou le trafic de drogue, un accessoire narratif, qui ne fera que momentanément dévier la ligne essentielle du récit, sans en atteindre le cœur.
Cette fois encore que le feuilleton abandonne en cours de route un certain nombre de faits importants pour se réduire sur la fin de la saison à une seule piste, ce qui est la règle, mais sans chercher à tout résoudre, ce qui l′est moins. Shetland a une manière étrange de développer tout un petit monde, avec beaucoup de tact, mais d′en abandonner une partie en cours de route, sans que l′on s′en aperçoive réellement, pour nous ramener à l′irréductible : le viol de Tosh et le deuil de Perez.
On comprend alors mieux l′écriture de Shetland et ce qui fait que le feuilleton, est, lui-même, insulaire, qu′il est, dans sa structure, dans sa forme, dans son discours, ce que sont les îles Shetland perdues au milieu de la mer. Le récit de Shetland est une œuvre de géographie narrative. Comme l′archipel, il subit des intrusions extérieures, je les ai nommées, on peut y ajouter les très déplaisantes interventions de la police de Glagow, toujours sûre de son fait et hautaine envers les îliens. Ils les subit mais n′y cède pas. Il tient l′extérieur à distance psychologique, parque l′hétérogène dans un coin, se prémunit. Il concède qu′il existe bien tous ces pays, ces compagnies, ces trafics, ces autorités supérieures qui interfèrent dans le cours de l′histoire mais il s′en débarrasse rapidement pour s′en tenir à l′essentiel : l′écheveau des relations entre les îliens présentés dans toute leur diversité affective, intellectuelle, politique, sexuelle, etc. Il y a des racistes et des militants caritatifs, il y a des drogués et des alcooliques, des psycho-rigides et des fêtards, des hétérosexuels et des homosexuels, des flics et des trafiquants, toutes sortes de personnages qui composent un microcosme qui n′a rien à envier au macrocosme plus agité et bigarré d′une grande ville où l′anonymat de façade dissimule une multitude de réseaux et de liens. Ce n′est qu′une question de taille, une affaire de mise au point du microscope narratif. Et c′est ainsi qu’une fois les intrus renvoyés à leur hors-champ, se tisse la véritable narration sur la trame relationnelle qui lie les Shetlandais, trame trouée mais vieille du temps des années d′école primaire ou de collège.
Le sujet est clairement exposé au second épisode de la 5ème saison lorsque Jimmy Perez relate à son amie Alice son choc à la découverte d′un trafic d′êtres humains :
« C′est dur à croire.
– Le trafic d′être humains ?
– Non, que ce soit ici. Aux Shetland.
– Voyons, Jimmy, regarde autour de toi !
– Pourquoi on n′en parle pas ?
– Parce qu′on ne veut pas. Tant que nos toilettes sont propres, nos voitures sont lavées et que nous avons à manger… tant que c′est éloigné de nous, on se contente de l′ignorer. Quel drame ce serait que le trafic d’êtres vulnérables affecte nos vies ! »
Intériorité/Extériorité. Sur une île, les choses sont claires. Encore que… J′écrivais que l′histoire de Shetland est elle-même une île, une île narrative, mais c′est insuffisant. Au cours d′une seconde conversation, la même Alice met les points sur les « i ». Elle reproche à Perez de se barricader dans sa stature de veuf inconsolable, des années après le décès de Fran et à l′encontre de tout ce que Fran aurait désiré pour lui. Perez est un bloc de roche dure. Une île au milieu de la société, sur laquelle échouent quantité d′êtres et d′histoires, une île comme celle sur laquelle, le 27 septembre 1588, échoua El Gran Grifon, avec, à son bord, son ancêtre.
Il y a là quelque chose d’incompréhensible voire d’étouffant pour des continentaux. On sent d’ailleurs le léger mépris de ceux qui débarquent de Glasgow ou de Bergen envers une population toujours suspectée de consanguinité.
C’est en réalité plus compliqué. Lors de la 4ème saison, Perez découvre un film amateur tourné trente ans plus tôt qui met en cause Duncan. Inflexible, il le coffre sans état d’âme. En ce sens, Perez est le garant du pacte des îliens. Il est l’île humaine au sein de l’archipel social, celui qui encaisse les tempêtes et des naufrages, ramasse les corps sur les plages et remonte patiemment le fil de la trame.
Au tout dernier épisode de la dernière saison, Alice résume par ces mots : « Vu ton travail, tu es peut-être mieux seul. Surtout ici, où tout le monde est lié. C’est ce que tu ressens, non ? (…) Tu dois être séparé de nous-tous. Admets-le, Jimmy. C’est ton choix. »
La cinquième saison est sans doute émotionnellement la plus violente. Les plans de paysages qui rythmaient chaque épisode disparaissent au profit des gros plans de visages. On touche aux âmes. Duncan le jouisseur, sombrant à force de mensonges à ses femmes comme à ses amis, acquiert une sorte de grâce pathétique qui le pose en contre-modèle de l’austère Perez. Nos sympathies sont ébranlées. Mais, surtout, le sujet de cette dernière saison ne laisse que peu de place aux langueurs. Il est traité sans respirations sinon celles, peut-être, qu’apportent le retour simultané à la vie amoureuse de Tosh et de Perez. C’est que la traite humaine, prostituées et esclaves, s’est trouvée un point de passage par les Shetland. Les malheureux sont pour l’essentiel d’origine africaine. Et les cadavres s’amoncellent.
Il faut avoir vu cette séquence, la dernière du cinquième épisode où , s’éveillant d’une nuit de cuite, les yeux rouges et le visage incrusté de sable, sur une plage qu’il ne reconnaît pas, Duncan découvre à quelques dizaines de mètres de lui, flottant sur les eaux, les cadavres éparpillés d’Africains. Il se précipite dans l’eau pour tenter d’en arracher à la mort. Il crie, il gémit, il appelle au secours.
La caméra passe au zénith, les corps ne sont plus que des signes dessinés à l’encre sur la surface d’une eau extraordinairement transparente. Jamais images ne dirent plus magistralement le drame des réfugiés. Dans l’eau à la taille, Duncan, l’homme de peu de foi, hurle la douleur de l’humanité toute entière. Il fallait que ce soit lui, le menteur, le jouisseur, le tricheur, celui qui gaspillé ses dons, qui pleure ses frères humains. Rédemption ? On n’en est pas là. C’est autre chose, de plus animal. Comme une blessure qui s’ouvre dans sa propre chair. Une plainte de l’espèce contre la souffrance.
Cette séquence restera dans l’histoire de la télévision.
Il faudrait tout revoir, les cinq saisons, pour mesurer ce qui fait l′envoûtement de la série. Beaucoup plus tard, il restera sans doute à l′oreille l′accent écossais qui heurte joliment l′anglais, la vision des landes qui s′abîment en falaises ou à celle de la brume qui se lève. On patauge dans la tourbe, il n’y a pas un arbre, seul, le vent. Comme une Création.
Shetland est un feuilleton britannique produit par ITV Studios pour BBC 1 entre 2013 et 2019. Il a été créé par David Kane à partir des personnages du roman d’Ann Cleeves, Red Bones. Il est interprété notamment par : Douglas Henshall, Alison O’Donnell, Mark Bonnar, Steven Robertson, Lewis Howden, Stewart Porter, Erin Armstrong, Anne Kidd, Julie Graham,…
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